Archive [HISTOIRE] Bibliothèque des pavés de Valy

Valyrian

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Notes sur "Le capitalisme au Moyen-Âge" de Jacques Heers 3 : Quelques notes sur le capitalisme et la finance

Suite des ~30 pages suivantes du bouquin (pas relu n shiet, niquez vous bref tu connais) :

'Chèques' et économies de monnaie


Comme je le disais, l'or et l'argent étaient devenus assez rares et demandés au Moyen-Âge en Europe. On a donc très tôt trouvé des solutions pour pallier à ce problème, principalement parce d'une, le commerce était de plus en plus florissant, et de deux, parce que les princes voulaient VRAIMENT montrer le luxe de leur cour partout. Sérieusement, l'un des plus grands offices de la cour du Roi de France c'est celui de 'Grand Argentier', dont le métier était de gérer les stocks de vaisselle en or et en argent et gérer les bijoux (qui incluaient aussi des bijoux en forme de croix, etc pour décorer sa chapelle)! :juif:

Ce n'est pas spécialement surprenant que le cliché du mauvais prince à l'époque, c'est celui qui amasse beaucoup de métal en or et en argent alors que ses pauvres petits bourgeois galèrent à en trouver pour leurs transaction. L'inventaire du mobilier de Charles V, à sa mort en pleine guerre de Cent Ans, fait état de 900+ kilos d'or massif et 6100+ kilos d'argent doré, tout ça en vaisselle et bijoux … Et c'est pas uniquement le Roi : chaque Prince a plein de trucs du style chez lui. :choqudu:

Les riches marchands ou magistrats locaux avaient également tendance à vouloir montrer le plus d'opulence possible lors d’événements spéciaux : les mariages de leurs filles, par exemple ou encore les enterrements de membres de puissantes familles, et ça incluait des habits tissés de fils d'or. On a donc régulièrement des 'lois somptuaires', visant à contrôler le plus possible le poids en or maximal autorisé mises dans les robes, les bijoux que l'on était autorisés à porter, etc (et c'était parfois pour empêcher les nobles des familles italiennes de faire la course à qui foutrait le plus d'or sur leurs vêtements avec leurs querelles d’ego à la con). :noel:

Bref, donc comme je disais, les commerçants avaient trouvé des moyens de contourner le manque d'or que n'arrangeait pas l'aristocratie. Ils utilisaient pour cela des 'lettres de change', qui étaient des sortes de chèques. Ça fonctionnait comme ça :

Mettons que marchand A doive à marchand B 100 livres. Marchand A écrit une lettre à une de ses filiales dans une autre ville (parfois devant notaire) pour lui dire « Je dois à marchand B 100 livres, voici les taux de change en vigueur au moment où j'écris ces lignes : ajoute 100 livres à son compte chez nous ». Marchand B pouvait donc soit retirer ses 100 livres en argent physique, soit les utiliser pour rembourser des dettes qu'il devait à la filiale du marchand A.

Ce mécanisme, de nos jours, s'appelle la compensation bilatérale. Pour réexpliquer plus simplement : si tu me dois 50 euros et que je te dois 100 euros, c'est comme si tu ne me devais rien et que je te devais 50 euros. C'est moins compliqué et ça demande moins d'agent : si on n'avait pas fait cette petite opération, tu aurais dû retirer de ton côté 50 balles, moi j'aurais dû retirer 100 balles, et on les aurait immobilisé le temps de la transaction : elles seraient restées dans nos porte-monnaies respectifs pendant quelques jours parce que « Ah merde je dois rembourser 100 balles à Jean-Mi', je peux pas les dépenser parce que j'aurais pas le temps d'en retirer d'autre à la banque fuk :choqudu:».

C'est tout con, mais imaginez que vous faites ces opérations tous les jour sur des gros montants et avec beaucoup de vos clients. Vous imaginez la quantité d'argent physique qui n'est plus nécessaire ? Et en plus, les lettres de change évitaient de devoir faire transporter les pièces d'une ville à l'autre, ce qui est beaucoup plus sûr. Et ce n'était pas rien : les lettres de change pouvaient également être employées, comme avec les templiers, pour transférer de l'argent en limitant les risques. Je vais déposer mon argent chez Templier Incorporated, Templier Incorporated me fait une lettre de change indiquant 'Le sieur Valyrian a déposé chez nous 100 livres, voici les taux de change en vigueur en ce moment entre les différentes monnaies', et paf, une fois arrivé à Jérusalem pour bouter du Sarrasin, on peut retirer nos 100 livres.

D'ailleurs, la compensation bilatérale était utilisée même en dehors des lettres de change. Pendant les célèbres foires de Champagne, les transactions entre les étals se faisaient très très vite, et c'est seulement dans les derniers jours où les commis des sociétés marchandes se réunissaient en mode 'fuk, on doit combien à qui ?' et compensaient leurs comptes (comptes d'ailleurs bien bordéliques la plupart du temps on va pas se mentir, qui apparemment facilitaient les fraudes au fisc. Plus les choses changent, plus elles restent identiques, on dirait :bescherelle:)


Les lettres de change ont aussi servi à camoufler l'usure, d'ailleurs. En gros, si le marchand B dépose de l'argent au marchand A en échange dune lettre de change, et si la filiale du marchand A refuse de payer au marchand B la somme inscrite sur la lettre de change, le marchand A doit rembourser au marchand B la somme qu'il avait reçu. Comme les cours changent très vite, ces opérations se prêtaient souvent à un camouflage de taux d'intérêt. Bien sûr, on a rapidement supprimé le passage par la filiale du marchand A, et on n’inscrivait que des lettres de changes fictives, bref vous voyez le tableau. Globalement, le taux de cette pratique, qu'on appelait le 'rechange', était de 7-12%. Ça n'était pas moins rentable, et beaucoup touchaient des sommes rondelettes, et la pratique est presque devenue une usure respectable aux yeux de certains.



Sur le capitalisme (et le mythe du protestantisme)


Je vais directement citer le bouquin : « Pendant près d’un siècle, les héritiers de Werner Sombart et de Max Weber,marxistes ou marxisants, caisses de résonance bien orchestrées, ont décrété que le capitalisme,totalement inconnu aux temps obscurs où l’Eglise interdisait le prêt à intérêt, n’avait vraiment pris son essor qu’au xvie siècle, alors que s’épanouissaient toutes les formes de la modernité et de la Renaissance. A pris le relais l’Ecole dite des Annales, née d’une revue (Les Annales d’histoire économique et sociale) fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre [20]. Leurs disciples, qui, de bien loin, ne les valaient pas, ont imposé une véritable tyrannie intellectuelle, dictant leurs lois jusqu’à montrer comment choisir ses sujets [21] avant d’entreprendre une recherche historique,affirmant même que « qui ne sait par avance ce qu’il cherche ne sait pas ce qu’il trouve [22] » :woke:


J'ai parlé plus haut de filiales : les grandes compagnies ayant pignon sur rue ne sont pas, stricto sensus, quelque chose de moderne. Les grandes familles marchandes passaient les entreprises familiales de générations en générations, il en allait de l'honneur de la famille (ou plutôt : du clan), qui était la principale source de bras et de financement. Les contrats étaient refaits toutes les X années, et on faisait les comptes pour se partager le profit. Parfois, on demandait un coup de main à une lignée amie pour gérer une filiale à l'étranger, le tout renforcé par des alliances ou des parrainages : on a donc dans le monde marchand de vraies politiques dynastiques. D'après ce que je comprends, on avait parfois un système pas très différent du système de pages chez les aristocrates : on envoyait son fils bosser chez la filiale d'un clan ami : il servirait d’exécutant, n'entreprendraient rien par eux-même, ne saliraient pas le nom de la compagnie en jouant aux dés, etc. Ils seront bien sûr payés et seront associés à une part du capital.

Bien sûr, il faut bien comprendre que la plupart de ces filiales étaient composées de 3,4,5 personnes dans une ville, et étaient en quelque sorte une succursale de la compagnie mère dans une ville étrangère. Cela dit, ils passaient leur temps à s'échanger des lettres et à vérifier que le climat était bon pour les affaires : comme je le disais, le Moyen-Âge était une période où l'information allait et venait, et où elle avait une importance notable sur les pratiques.

Cela dit, on avait également des sociétés anonyme qui venaient s'ajouter à ces sociétés de familles marchandes. Souvent, il s'agit de petits artisans, de veuves, de petits marchands même, qui voulaient faire fructifier leur maigre patrimoine. En général, ce qu'il se passait ressemblait assez à ceci : on ouvrait une caisse pour financer un voyage en Orient ou de l'autre côté de la mer, et l'on pouvait acheter des 'carats', une part d'un-vingt-quatrième, qui ressemble un peu aux actions de nos jours (on pouvait diviser ces carats pour les revendre d'ailleurs : in se retrouvait avec des huitièmes de carats parfois). Ces carats servaient à lever des fonds pour armer et équiper le bateau, qui allait commercer au loin. Une fois le marchand revenu, on divisait le profit : un quart pour le capitaine et son équipage, le reste à se partager entre les bailleurs de fonds. On a donc parfois quelques dizaines à quelques centaines d'investisseurs qui s'associaient pour financer ces opérations (d'ailleurs j'en profite pour dire que les trucs exotiques, comme les épices et le poivre, n'étaient pas du tout la source principale de profits : l'immense majorité des échanges étaient beaucoup plus mondains que ça. Je rappelle que la principale industrie était le drap, et donc la teinture, etc. On a aussi la construction maritime comme grosse industrie, dont l'arsenal de Venise est un exemple intéressant de vaste programme industriel détenu et organisé par l'état).

C'était assez similaire pour les moulins d'ailleurs : on pouvait en acheter des parts (parfois 90+ personnes possédaient un moulin). Ce n'était pas rien, mais géré par une petite société limite. Et comme je le disais, à part le gérant, personne ne savait exactement qui avait quoi : société anonyme, donc.

Bref, tout ça prouve que le capitalisme n'est pas né de la Réforme.


Petite note sur les assurances


Voilà qui va intéresser Tigrou, même si la partie que j'ai lu n'en parle pas pendant 3 heures :noel:

Il n'y avait pas de compagnies spécialisées dans l'assurance à l'époque, mais ça existait bel et bien, réalisé de façon connexe aux services financiers des changeurs ou autres marchands. La pratique a mis quelque temps à s'imposer (vu que c'était assimilé à de l'usure), mais au bout d'un moment, tout le monde pouvait se faire assureur s'il le souhaitait, quitte à la déguiser comme des ventes fictives, des 'prêts à la bonne aventure' (en gros pour financer le risque maritime ou payer les salaires, etc). Il s'agissait souvent d'assurance pour des bateaux (le taux n'était pas prohibitif : 4-5%) , mais on avait par exemple des assurances sur les esclaves (ex : une esclave allait accoucher, donc on allait l'assurer si ça se passait mal : la prime était de 2%). On avait aussi des assurances contre le retard de navires, voire même contre la peste !

L'assurance-vie n'existait pas sinon : c'était au clan familial de se débrouiller pour assurer le bien-être des gosses
 

Tigrou

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Super intéressant encore une fois. C'est dingue qu'il y ait eu un système pareil mais quand même une croissance quasi nulle, ça semble confirmer Jancovici quand il dit que la croissance repose intégralement sur le parc de machines. :thinking:

on avait par exemple des assurances sur les esclaves (ex : une esclave allait accoucher, donc on allait l'assurer si ça se passait mal : la prime était de 2%)
L'esclavage au MA, un autre sujet très peu connu. Je sais que Jacques Heers a aussi écrit un ouvrage à ce sujet, Esclaves et domestiques au Moyen Âge. :noel:
 

Valyrian

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Notes sur "Le capitalisme au Moyen-Âge" de Jacques Heers 4 : Les finances publiques ou : pourquoi l'administration c'est toujours le bordel

Suite et fin du pavé sur le capitalisme au Moyen-âge. J’ai loupé et ignoré des trucs, j’y reviendrais peut être plus tard. Comme d’habitude, pas relu, toussa toussa

L'état des finances publiques


On a parfois tendance à croire que l’emprunt public est quelque chose d’assez récent, c’est à dire que l’état n’a vraiment commencé à emprunter pour se financer qu’à partir de la Renaissance. Or, depuis Saint-Louis, les dépenses publiques continuaient de croître en permanence (le service militaire obligatoire de 40 jours ne suffisait plus pour les expéditions longues comme la Croisade des Albigeois, et les techniques comptables au niveau de l’État n’étaient pas toujours au point, donc établir un budget était assez délicat), et il était sans doute difficile d’augmenter ses recettes fiscales.

En effet, contrairement à la propagande républicaine depuis au moins Jules Ferry, le pékin moyen du Moyen-âge ne payait quasiment pas d’impôts, et peu régulièrement en plus. Sous Philippe Auguste, les sources de revenus du Roi étaient, outre ses domaines dans le reste de la France, les villes d’Île de France, qui n’étaient pas imposées régulièrement, et dont les contributions au trésor Royal étaient soumises à négociation avec les bourgeois et notables locaux. Les rares impôts qui existaient (taxe sur le capital mobilier, par exemple) étaient de l’ordre de 0,5 , 1 ou 2 % par an :fou:
Les commerçants de Paris ont gueulé comme des putois quand Philippe le Bel a voulu taxer les ventes des Halles à hauteur de 1 % :fou:


L’auteur n’a pas l’air de préciser quel genre d’impôts il existait chez les autres seigneurs féodaux, et ne parle presque que des finances du Roi, j’ai l’impression. Il mentionne vers la toute fin que la plupart des villes en France étaient en totale autonomie administrative et fiscale pour gérer leurs comptes, et qu’elles n’étaient pas très douées : un bonne partie de l’extension de l’autorité royale à cette époque, c'est parce que des municipalités qui font faillite et demandent que le Roi envoie des commissaires et enquêteurs pour remettre de l’ordre dans ce merdier :thinking:

Apparemment, la taxation dans certaines de ces villes autonomes est rapidement devenu élevée parce qu’on gérait l’argent n’importe comment. Alors soit on appelait le Roi à l’aide pour éviter de se faire trucider par la foule en colère parce qu’on avait trop dépensé et donc trop augmenté les taxes, soit on confiait la gestion du budget à des organisations tierces, notamment des guildes ou des ordres religieux :thinking:

Même les grosses villes d’Italie, qui étaient des places marchandes, n’avaient souvent plus un sou dans les caisses (en même temps, il faut bien dire que la guerre perpétuelle entre guelfes et gibelins coûtait cher, d’autant qu’on embauchait des généraux mercenaires pour les livrer). Ça me fait penser qu’une pratique assez répandue dans ces cités, en proie à la guerre civile permanente, était de demander à une puissance étrangère qui n’avait rien à voir de leur donner un administrateur qui aurait les pleins pouvoir dans la ville et qui serait donc au dessus des querelles partisanes. Me semble que l’Empereur Frédéric II, qui était aussi Roi de Sicile, a considérablement renforcé son influence en Italie en envoyant des Siciliens totalement étrangers à ces vendettas familiales faire la loi dans ces villes :hap:

Bref, pour revenir aux recettes fiscales du trésor royal, une des techniques que le Roi avait en sa possession était la dévaluation ou réévaluation de la monnaie, mesure administrative, il faut bien le comprendre, car le Roi n’avait pas nécessairement envie d’avilir sa monnaie. Quand je dis mesure administrative, je veux dire que les autorités toquaient à la porte des changeurs, et disaient ‘maintenant, le taux de change est de tant jusqu’à telle date, merci bonne journée’, ce qui n‘était pas forcément une consigne ni très appréciée ni très respectée :hap:

Mais alors, comment les Rois et seigneurs se finançaient-ils ? Simple : ils utilisaient massivement les péages et les droits de passage et de douanes. Encore que ce n’était pas toujours respecté à la lettre : le peuple faisait de son mieux pour frauder et les éviter, comme les impôts d’ailleurs.


Les larbins (ou : qu'on leur coupe la tête )

La perception des taxes se faisait au début assez souvent par des sortes de sous-traitance au privé : la bureaucratie royale manque de personnel, alors on dit à un mec de percevoir x en taxes et de garder le reste. Petit à petit, les Templiers ont de plus en plus joué ce rôle d’intermédiaires, c’est eux qui étaient appelés pour jouer les comptables, pour surveiller les finances publiques (et les alléger en prêtant de l’argent quand il fallait financer certaines guerres considérées comme saintes), parfois pour surveiller que les taxes étaient bien payées, etc. Ils ont été, pendant très longtemps, les banquiers du Pape : quand ce dernier a ordonné la levée d’un impôt pour financer une croisade, certaines abbayes ont directement versé la somme aux Templiers, qui d'ailleurs parfois servaient aussi de notaire pour certains actes religieux : un pèlerin âgé fait son testament avant de partie à Compostelle, et charge le Temple de l’exécuter en cas de pépin(tout en léguant une bonne partie de sa richesse aux templiers). Nos chevaliers avaient fait, à eux tout seuls, de Paris une des plus grande place financière d’occident avec tous ces transferts d'argent, et disposaient d’un véritable réseau de domaines et de forteresses dans le Royaume de France, l’une d’entre elles étant littéralement juste à la sortie de Paris :ouch:

Mais à partir des années 1200, le Roi commence sérieusement à s’entourer de conseillers venant de la bourgeoisie et de la petite noblesse pour en faire ses agents et ses exécutants de confiance, qui manquaient jusque là. Les Rois de France se défiaient de plus en plus du pouvoir de cet ordre qui, pourtant, n’a jamais rien fait, à ma connaissance, pour mériter un tel traitement. Toujours est-il qu’on était jaloux de leurs possessions, et que petit à petit, ils sont remplacés par ces hommes de main du Roi à à peu près tous les postes.

Évidemment, donc, avec l’affirmation du pouvoir royal, la fin des croisades, et la multiplication des hommes de main du Roi, les Templiers avaient vécu plus longtemps qu’ils n’avaient été utiles aux yeux des souverains. Est-ce vraiment surprenant donc que Philippe le Bel, en quelque sorte l’incarnation de la révolte aristocratique contre le pouvoir établi, soit celui qui ait fini par les purger et faire main basse sur leurs possessions ?

Même le Pape, qui à l’époque est un fantoche qui a accepté la demande du Roi de les dissoudre, a réclamé le jugement des Templiers par un tribunal ecclésiastique, mais non seulement Philippe l’a ignoré, mais en plus il a passé son temps à diffamer le Pape en l’accusant grosso modo d’être un mauvais chrétien, si j’ai bien compris. Une personne vraiment détestable ce Philippe :noel:

On pourrait être choqué de ce que les Templiers ont subi, mais en vérité, les hommes de main du Roi n’étaient pas toujours mieux logés. Voyez, le problème avec la tactique du ‘je saisis tes biens pour me renflouer sah quel plaisir’, c’est que c’est pas exactement une technique de gestion pérenne , sauf à la répéter encore et encore à chaque génération. Et globalement, c’est ce qu’il se passe avec les hommes de main du Roi :srx:

En fait, c’est un peu plus compliqué que ça. Mais globalement, chaque Roi qui monte sur le trône va vouloir placer ses propres pions sur l’échiquier, en mettant à la retraite leurs prédécesseurs qui avaient servi loyalement son père. Le truc, c’est qu’en général, quand on est à la cour royale, on a tendance à devenir relativement riche, et à faire des jaloux, qui se transforment en ennemis. Et ce d’autant plus qu’on a été au gouvernement, et vous connaissez sans doute la technique de blâmer les conseillers du Roi pour toutes les décisions impopulaires. :srx:

Bref, ces mecs étaient souvent les parfaits boucs émissaires pour tous les problèmes et les mécontents à chaque début de règne, et puis vu que c’était des financiers, ils avaient probablement fait un truc pour mériter d’être purgés. Donc on voyait souvent des exécutions honteuses après une parodie de procès (s’il tenait mal ses comptes on accusait le mec de trahison, s’il les tenait bien on l’accusait de sorcellerie), et on laissait leur corps pourrir sur le gibet de Montfaucon.

Les plus malins, sentant leur protecteur mourir , se faisaient évêques, pour n’être jugés que par des tribunaux ecclésiastiques, échappant à l’arbitraire royal, voire se tenaient loin de Paris ou étaient discrets : ils se contentaient d’accumuler les domaines, au loin, et restaient dans l’ombre à tout moment. Des ambitions modestes et une carrière discrète, mais qui au moins laissaient leur lignage en vie et leurs possessions intactes à chaque succession, se maintenant eux-même à leur poste de père en fils. Un membre de leur famille était parfois mis en disgrâce, mais la famille elle-même n’était jamais vraiment menacée, contrairement aux hommes du roi à Paris qui ont voulu voler jusqu’au soleil et qui ont fini réduits en cendres :wi:

[bon on a un passage de moment aléatoire de crachat sur la rigueur de l’académie et des manuels d’histoire, je peux le poster si ça vous intéresse mais je le saute pour le moment]

Quelques autres trucs en rapport avec les finances publiques

On remarque aussi que petit à petit, avec la fin de la Guerre de Cent Ans, le Roi essaie de plus en plus d’imposer son monopole sur certains domaines ou de développer des entreprise royales (des mines, ou simplement le monopole sur le commerce fait avec l’Orient). Elles n’étaient pas toujours rentables, vu que parfois, ça demandait pas mal de compétences et d’investissement dans des trous paumés que les agents du Roi désignés pour les gérer n’avaient aucune envie de fournir, mais certains gestionnaires de ces entreprises, comme un certain Jacques Coeur, ont fait une sacré fortune.

Si j’ai bien compris, ça se passait à peut près comme ça : le Roi donne les fonds et l’appui légal à un de ses hommes de main, qui recrute lui-même les commis et ses assistants dans sa propre clientèle pour gérer l’entreprise, et il maintenait les liens en arrangeant les mariages de ses plus fidèles collaborateurs avec des bons partis, etc. Bref, tout ça pour dire que j’ai l’impression que quand on dit ‘entreprise royale’ et ‘monopole d’état’, il ne faut pas forcément imaginer une entreprise publique moderne, ça ressemble plus à une extension du modèle féodal et clientéliste au monde des affaires d’après ce que j’ai lu en diagonale, ce qui se prêtait à la fraude et a perdu notre ami Jacques Coeur dont je parlais. C’est hypocrite d’ailleurs, parce que les gestionnaires étaient apparemment rarement payés avec un salaire fixe par le Roi, donc ils doivent rendre leurs activités profitables pour eux-même, système qui peut inciter le gestionnaire à frauder pour se payer, ce qui arrivait souvent. Et ça tout le monde semblait être au courant mais tant qu’ils étaient utiles, on fermait les yeux :thinking:.

C’était d’ailleurs pas forcément une bonne idée, parce qu’avoir des filouteurs à la tête des entreprises royales et des services administratifs (ex : transmettre les doléances au Roi) c’est le meilleur moyen de ruiner l’image de l’administration de Sa Majesté. En plus, ils étaient anoblis la plupart du temps, et c’est d’ailleurs drôle que la devise de la maison noble nouvellement crée de Jacques Coeur, administrateur sans beaucoup de scrupules dont je parlais tout à l’heure et qui s’adonnait à ce genre de pratiques, ait été ‘À coeur vaillant rien d’impossible’. On pourrait presque terminer cette devise par ‘:fdp:’ vu comme c’est osé :hap:

Mais bref, paye ta mauvaise image de la noblesse et du Roi, on se croirait dans une dictature africaine :hap:

D’ailleurs il y a parfois une dimension de guerre économique à tout ceci : certaines entreprises royales visaient délibérément à couler des entreprises ennemies, en gros, on favorisait énormément les commandes des drapiers du Berry pour couler les draperies de Rouen qui était toujours aux mains des anglais, là où d’ordinaire, c’était plutôt le travail des guildes de fixer les règles de leur milieu. Pas de marché libre ici, le choix d’à qui on achète et à qui on vend semblait relativement important et délibéré :smirk:


Bref, de toutes manières, on en venait rapidement à emprunter, pour le Roi comme pour les municipalités, et les prêteurs ont de plus en plus rapidement voulu avoir des gages, notamment des droits, des privilèges, etc, concédés par les autorités publiques. Et ce n’était pas forcément toujours des petits montants, à un moment, la dette est devenus tellement importante et bordélique dans certaines cités qu’on les a, si j’ai bien compris, carrément regroupés par catégories plus ou moins standardisées et les prêteurs se regroupaient en associations. D’ailleurs apparemment on pouvait aussi revendre les dettes en question, le marché de la dette ça n’a pas l’air d’être quelque chose d’inventé ces derniers siècles :srx:

(et dans les années 1450 on commence réellement à avoir des sociétés basées sur la spéculation sur ces titres de dette, plus les choses changent plus elles restent les mêmes :rire2: )

Cela dit, apparemment certains citoyens aisés achetaient ces parts de dette publiques et faisaient don des intérêts à des orphelinats ou des monastères, mais on avait aussi par exemple des pères de famille achetaient des parts et les bloquaient jusqu’à ce que leur fille soit en âge de se marier, une sorte de livret d’épargne qui devait servir de dot, ou encore pour les jeunes hommes si, une fois arrivés à l’âge adulte, ils voulaient se lancer dans le monde des affaires :oui:

Après ça ne devait sans doute pas être aussi répandu que ça partout dans le monde chrétien, disons-nous le bien, mais c’est quand même assez intéressant, et apparemment, tout au long du XV ème siècle (mème si on sort un peu du moyen-âge là), près de 20 000 filles y avaient été inscrites à leur naissance :oui:
 
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Tigrou

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La purge des hauts fonctionnaires c'est brutal mais ça évite qu'il y ait, comme maintenant, tout un viviers de gens dans les ministères qui sont là de gouvernement en gouvernement et qui font leurs lois. Les exécutions sont peut-être à enlever, mais l'intelligentsia doit être renouvellée régulièrement. :noel:

bon on a un passage de moment aléatoire de crachat sur la rigueur de l’académie et des manuels d’histoire, je peux le poster si ça vous intéresse mais je le saute pour le moment
Oui stp

comme un certain Jacques Coeur
Pas de "un certain", il est connu Jacques Cœur :sad:
 

Valyrian

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Effectivement, mais si je sers le Roi loyalement pendant 25 ans, j'aimerais éviter de finir torturé pendant des semaines puis pendu en place publique dans les trois mois qui suivent la succession :ouch2:

Mais bon, je veux bien concevoir qu'un petit nettoyage des hommes de main doive se faire de temps à autre :hap:



(édit : putain les fautes, la honte :fou:)

Le passage en question :


Pendant cent cinquante ans, de la mort de Charles IV le Bel en 1328, à celle de Louis XI en 1481, chaque nouveau roi imposait d’autres maîtres des finances. Charles V s’est, lui, entouré de conseillers qu’il choisissait et faisait travailler à ses côtés. Nous les appelons les « marmousets », et c’est là une belle occasion de voir comment un mot, jamais employé à l’époque pour désigner des hommes chargés de hautes fonctions, s’est imposé dans nos manuels. Marmouset, qui vient peut-être de marmot, désignait alors de petits hommes disgracieux ou des dieux des païens, figures sculptées sur les culots, les chapiteaux ou les clés pendantes des voûtes des églises et sur les piliers de bois d’une maison de Paris, dite domus marmoretorum, qui a donné son nom à la rue des Marmousets [14]. Mot d’usage courant, il l’est demeuré pendant plusieurs siècles mais jamais pour parler d’un quelconque personnage politique [15]. En ce sens, on ne le rencontre que beaucoup plus tard sous la plume de Michelet, dans son Histoire de France, commencée en 1831. Il l’aurait trouvé là où personne encore ne l’avait remarqué, dans un court passage de la Chronique de Froissart qui, parlant du complot ourdi contre Olivier de Clisson, fait dire à l’un des nobles que, celui-ci mort, on « aurait à force la peau de tous les petits marmousets ». Le mot fut repris, quelque cinquante ans plus tard, par les fabricants de manuels qui allaient volontiers chercher leurs références chez Michelet, historien fort approximatif qui, résolument engagé dans une optique partisane, n’avait pas fait mieux que rassembler anecdotes et récits irrévérencieux. Depuis lors, rien n’a changé : dans nos livres d’enseignement, du primaire aux facultés de lettres et sciences humaines, Charles V dirige toujours cette belle équipe de marmousets.
 
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Tigrou

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Effectivement, mais si je sers le Roi loyalement pendant 25 ans, j'aimerais éviter de finir torturé pendant des semaines puis pendu en place publique dans les trois mois qui suivent la succession :ouch2:
Tu sers le Roi pour la grandeur du royaume, pas pour ton intérêt personnel. :nonnon:
Faut remettre le sacrifice humain à la mode. :cool:

Ah bah les classiques alors. C'est pas un ouvrage de médiéviste francophone s'il n'y a pas un passage pour cracher sur Michelet. Pratique parfaitement justifiée par ailleurs. :noel:
 

Valyrian

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Les partis et la vie politique au moyen âge - Jacques Heers. Partie I : Distinctions et Précisions nécessaires

Ceci est une sorte de compte rendu en plusieurs parties du livre de Jacques Heers, Les partis et la vie politique au moyen âge, qui traite, vous l'aurez compris, de l'organisation de la vie politique au moyen âge, du moins à l'échelle des cités, et surtout des cités italiennes.

Avant toute chose, il convient de préciser un peu les termes. Le titre évoque, dans nos modernes esprits, la notion de partis politiques au sens où on l'entend habituellement. Il faut sans doute éclaircir, pour éviter tout malentendu, ce que l'on entend ici par 'parti'. Pour décrire l'organisation de la vie politique du Moyen Âge, le terme de 'factions' conviendrait mieux, ou peut être celui de 'coterie'. Car le parti, au moyen âge, s'appuie sur des ressorts sociaux et sur une organisation en phase avec la société de l'époque : le parti se calque en quelque sorte sur l'organisation sociale. Il ne s'agit pas d'une organisation supposée rassembler des individus, en ignorant quelque peu leurs status et leur états particuliers. On ne prend pas sa carte de parti de sa propre initiative, ici. Une analogie plus proche de cette situation ressemblerait à quelque chose comme : on fait partie d'une entreprise qui appartient à un parti en tant que bloc, si vous voulez. Le parti, au sens où l'entend Heers, c'est une fédération de groupes sociaux, une alliance de blocs aux intérêts convergents si l'on veut, plutôt qu'un groupe social en lui même rassemblant des gens de tous horizons arrivés là via leurs intérêts strictement privés et leur philosophie personnelle.

Enfin, c'en est peut-être un également à une certaine échelle ou à un certain point de vue, mais vous m'avez compris, il y a là une différence assez notable :noel:

Et, même si, comme nous le verrons, le parti est souvent effectivement structuré en tant que parti, avec une hiérarchie, des fonds, des succursales locales etc. , comme il s'agit d'un phénomène assez différent de l'imagerie moderne qu'on se fait d'un parti, j'essaierai d'éviter ce terme si je peux :srx:

Je note également que ce livre traite essentiellement de la vie politique italienne, dans laquelle les luttes entre factions sont très récurrentes. Il existe quelques autres exemples de luttes similaires entre factions dans d'autres pays (par exemple, lors de la Guerre de Cent Ans, entre les partis Armagnacs, Bourguignons, etc), mais l'essentiel de ce livre traite de l'Italie et de généralités sur la formation et l'organisation des factions italiennes.



Avant de continuer, il nous faut également parler de la ville au moyen âge. On a trop souvent tendance, peut être en partie à cause de la vision du monde Marxiste ou une certaine vision 'libérale' et plus généralement moderne, à imaginer la ville comme étant déconnectée de la campagne féodale. Comme dit Heers, on imagine la ville comme une sorte d'îlot de civilisation, où du moins d'îlot où règne une sorte d'état de droit prémoderne, loin de l'anarchie des campagnes féodales et des luttes constantes entre seigneurs. On imagine volontiers les villes dirigées par une sorte d'oligarchie bourgeoise, somme toute assez réminiscence des cités-état grecques : les marchands ont certes le pouvoir, mais celui ci est distribué de façon plus large, presque de façon 'démocratique', du moins beaucoup plus que le système pyramidal de la féodalité. En bref, on se figure une déconnexion entre la ville et la campagne similaire à ce que l'on constate parfois de nos jours, mais version moyenâgeuse.

Certes, il y a sans doute quelques différences importantes d'un point de vue sociologique dans la ville, notamment à l'époque des chartes de franchise (des contrats passés entre les villes et les grands seigneurs féodaux donnant des privilèges politiques et économiques à la ville, notamment en déliant ses habitants du servage). On ne saurait imaginer vivre de façon identique à Paris ou Constantinople et au fin fond de l'Ardèche.

Cependant, on aurait tort de croire que la ville est déconnectée du monde féodal, surtout que les villes de l'ampleur de Paris ou Constantinople sont fort rares et l'on a souvent affaire à des villes considérablement plus petites. En fait, la ville du moyen âge est, bien souvent, une sorte de fédération de clans nobles, ces clans étant répartis dans les quartiers différents et les tenant d'une main de fer, comme de véritables fiefs à l'intérieur même de la ville.

Cette aristocratie urbaine est en fait une élite possédant de nombreuses terres et châteaux à la campagne ET dans la ville. J'aborderai peut être le sujet dans un autre pavé, mais on aurait tort de croire que les villes médiévales sont dirigées comme une Res Publica moderne ou à l'antique : les clans nobles ont tous, et souvent jusqu'à fort tard (facilement jusqu'en 1300), de nombreuses forteresses dans la ville même. Chaque quartier où presque possède une tour fortifiée, souvent de plusieurs dizaines de mètres de haut et bien épaisse comme il faut, sans parler des hommes d'armes de telle ou telle maison qui patrouillent régulièrement les rues adjacentes en portant la livrée de leur maison.

J'évoquerai peut être ce sujet plus tard, mais je tiens à souligner que les nobles n'hésitent pas, si ils sont en difficulté politique à l'intérieur de la ville, à se retirer dans leurs châteaux de la campagne immédiate, de lever des armées sur leurs terres (je l'ai dit : ce sont de vrais seigneurs féodaux, ils ont le droit de justice et tout) et à mener une véritable guérilla aux abords de la ville qui les a chassé ou quoi.

Il faut donc plutôt voir la ville médiévale, du moins durant la majorité des cas, comme une fédération de clans, qui souvent possèdent une influence très importante sur les environs et au delà. Ils ne sont pas les seuls : on trouve assez régulièrement des immigrés de la campagne ou des résidents temporaires qui cherchent du travail sur des périodes plus ou moins longues, mais la réalité du pouvoir politique, ce sont ces grandes familles qui le possèdent, sans exception. J'y reviendrai plus loin.

Ces clans ont également le plus souvent la mainmise sur l'économie : en fait, la plupart des marchands d'importance sont eux-même des membres de ces clans. Les marchands indépendants existent, mais les réseaux de solidarité politique et économique constitué par ces clans nobles (qui ne comportent pas que des nobles, mais toute une foule de membres de la famille de moindre importance qui en sont dépendants, et qui vont des hommes d'armes aux petits artisans) donnent, vous l'imaginez, un avantage immédiat aux marchands de ces clans quand il leur faut des fonds, des hommes, des contacts etc. On aurait donc tort d'imaginer une opposition entre les seigneurs féodaux des campagnes et les marchands des villes, ou du moins cette dernière n'est pas aussi caricaturale, mais un peu plus subtile et surtout conditionnée à l'époque de laquelle on parle. Mais disons que jusqu'à au moins 1300, cette vision est très largement erronée.


D'ailleurs, comme le note Heers, bien souvent, le 'commerce international', et notamment marin, c'est juste une série d'actes de piraterie et de contre-piraterie. Les clans armes des navires de guerre pour chasser les pirates ou escorter leurs propres bateaux de commerce, et revendent les produits de la chasse une fois revenus. Expédition militaire et expédition marchande vont main dans la main, et d'ailleurs les comptoirs italiens en Terre Sainte, souvent pris comme exemple de l'esprit commercial des républiques marchandes d'Italie, sont en fait de véritables colonies nobles, ces derniers ayant investi des quartiers entiers de villes comme Tyr, Acre etc, et sont de véritables petits états dans l'état, justice indépendante et armées privées comprises :noel:

Bref, on voit là que, même si des différences socio-politiques et économiques existent très certainement entre la ville et la campagne féodale (bien que je ne traiterai pas ces différences en profondeur ici), la ville est bien plus intégrée au système médiéval qu'on ne veut bien le croire d'ordinaire.

Cela se répercute sur la forme du gouvernement. Le gouvernement de la ville médiévale, bien souvent, est une sorte de compromis entre les nobles, les clans, et les corporations / corps de métiers, notamment les corps intermédiaires, c'est à dire les Guildes ou associations similaires. Cela signifie que l'attribution des postes de gouvernement n'a rien d'une démocratie, même à l'antique : il s'agit en fait de négociations en amont et des cooptation.

'gouvernement' est d'ailleurs un terme sans doute un peu fort : une grande partie des magistrats servent souvent à régler les litiges, principalement économiques et commerciaux, de la ville : les consuls ont plus un rôle judiciaire et économique que proprement politique. Ce sont des arbitres, et essentiellement des arbitres *inter*-clans : les grandes familles règlent bien souvent leurs affaires internes en, et bien, interne, de même que les corporations. Pas de justice totalement indépendante et comme déconnectée des habitants : vous feriez mieux de vous imaginer un système plus proche de quelque chose de tribal, bâti sur des compromis et devant s'appuyer sur des structures sociales étendues, complexes et très solides, et assez éloigné d'un système étatique "moderne" qui gère des *individus*, comme on pourrait peut-être le croire.

Ceci pose cependant quelques problèmes. Problèmes endémiques en Italie au moyen âge, qui est notamment que, et bien, les membres de ces clans sont des gens fiers, et ils ne peuvent pas s'empêcher de rappeler à tout le monde la gloire associée à leur nom en toutes les occasions. Lors des mariages, des festivités, des baptêmes, on voit des cortèges entiers affluer dans la ville, souvent en armes et les bannières au vent, pour faire une démonstration de la puissance clanique. Tout est bon pour montrer au monde que le clan est riche, prospère, et qu'il ne craint personne.

Et le problème, c'est que bien souvent, l'orgueil des clans est bien facilement froissé. Rarement ceux des leaders et des dirigeants, d'ailleurs, mais il arrive par exemple que des membres de moindre importance un peu éméchés insultent des membres d'un autre clan lors des festivités qui font suite à un mariage : une rixe s'ensuit, et peut être que dans la mêlée, un individu perd une main, un œil, ou la vie.

Et alors là, le problème, c'est que les proches vont crier à l'humiliation, et généralement agresser un membre du clan rival pour se venger. Comprenez bien qu'il ne s'agit nullement d'un duel prévu à l'avance, ou d'une réplique dans l'esprit du Talion : c'est un assassinat vicieux, parfois sur des types qui n'ont rien à voir, et on n'hésite pas à y aller à 12 contre un. Rien de chevaleresque, ici, parce que les clans se côtoient en permanence dans la ville et ne peuvent pas s'éviter ni être séparés le temps que les esprits se calment : il suffit qu'on tombe au hasard sur un type qui est tombé au mauvais endroit au mauvais moment pour lui faire la peau.

Et là, les chefs de clan sont bien embarrassés. Le clan agressé risque de reprocher, fort légitimement d'ailleurs, à ceux d'en face d'avoir perdu le contrôle sur leurs hommes, et donc d'accuser le clan entier de négligence à cause de l'incompétence des dirigeants. Si le clan agresseur propose un dédommagement, il risque de perdre la face, et il n'est de toute façon pas garanti de ne pas subir les violences de membres individuels du clan agressé qui estime que les dédommagements n'étaient pas assez pour payer la dette de sang. Dans un monde où les solidarités sont aussi puissantes, les responsabilités sont collectives. C'est l'origine des vendettas italiennes, ces célèbres guerres de clans interminables, guerres de l'ombre et de coup bas, bien souvent, qui ne s'embrassent pas de conceptions bien chevaleresques et qui durent des générations. Il suffit de lire Roméo et Juliette :noel:


Mais comment se fait-il que les cités médiévales, et surtout les cités italiennes, soient aussi peu stables ? D'où viennent ces guerres perpétuelles ? Tigrou nous aurait-il menti quand il nous parlait du moyen âge comme d'une presqu'utopie ???

En fait, et c'est ma théorie personnelle, je pense qu'il faut voir là l'effet d'une absence d'arbitre au dessus des clans. En effet, les seigneuries politiques majeures sont rares, en Italie, perpétuellement morcelée en un demi milliard de suzerainetés. Point de Roi de France ou de Castille, de Comte de Flandre ou de Tripoli pour imposer une paix durable en étant au dessus des partis. Pas d'autorité étatique pour garantir que tout le monde file droit.

Mais quid des deux puissances majeures de la chrétienté, les dépositaires de l'héritage du Christ et de Rome ? Quid de la Papauté et de l'Empire ? Et bien, justement, la Papauté et l'Empire, qui auraient pu pleinement satisfaire ce rôle d'arbitre,se déchirent à plusieurs reprises et tentent chacune de jouer une faction contre l'autre. Vous connaissez l'expérience de Milgram ? Quand deux figures d'autorité vous donnent des points de vue contraires sur la marche à suivre ? À mon avis, c'est un peu ce qu'il s'est produit en Italie. Difficile de jouer les médiateurs pour une paix durable quand vous êtes automatiquement vus comme suspect et biaisés parce que vous avez passé trois siècles à tenter d'appuyer certains clans contre d'autres pour obtenir l'ascendant idéologique et politique !

D'ailleurs, à la lecture de ce livre, j'ai l'impression que l'on ne comprend pas toujours la façon dont les gens à l'époque concevaient la Querelle des Investitures. Il faut noter tout d'abord que les termes de Guelfes et de Ghibellins sont à la fois tardifs et localisés : ils ne deviennent courant un peu partout que vers 1300, avant on parle des pars imperii et pars ecclesie, des Blancs et des Noirs, etc. Mais pus profondément, l'immense majorité des acteurs avaient des raisons assez prosaïque de rejoindre telle ou telle faction : beaucoup prenaient le parti de l'Empereur parce qu'un clan rival avait pris celui du Pape, d'autres par convergence d'intérêts économique avec le parti papal ou impérial, etc. Parce qu'après tout, les conflits entre les deux puissances n'étaient pas vraiment un conflit militaire entre deux États comme on pourrait l'entendre : c'était une guerre d'influence, où l'on organisait des coups d'état, on s'attaquait aux ressources financières de l'adversaire (on pense au Pape qui excommunie des banquiers Ghibellins pour délier leur clientèle des engagements envers ces financiers, histoire de les faire rentrer dans le rang...), en prenant appui sur tel groupe au détriment de tel autre. J'y reviendrai ultérieurement.

On trouvait même parfois des raisons 'idéologiques' inattendues : un certain nombre de Guelfes étaient tout à fait disposés à reconnaître l'Empereur comme suzerain politique suprême de l'Italie, et parfois sans grande concession, du moins tant qu'il ne mettait pas ses sales pattes centralisatrices dans les affaires publiques de la cité. De nombreux Ghibellins, au contraire, voyaient dans une plus grande unité politique la fin des maux de l'Italie : on a donc parfois une sorte de positionnement par rapport à l'autonomie politique qu'on souhaiterai avoir.

De façon plus générale, je ne peux pas m'empêcher de penser que la différence 'idéologique' de vue Impériale et Papale sur le conflit, dont j'ai déjà donné un aperçu il y a quelques temps sur ce topic, c'est un truc de d'évêques et de grands seigneurs. Les idéologues, qui envisageaient le conflit dans ces termes, n'ont probablement jamais été qu'un faible nombre. Guère surprenant, j'imagine, mais cela vaut le coup d'être noté :noel:
 
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Valyrian

Pilier
Les partis et la vie politique dans l'occident médiéval - Jacques Heers. Partie II : Formation et organisation.


Nous avons donc, dans le pavé précédent, précisé quelque peu les termes, et nous avons rappelé quelques notions générales pour que le lecteur visualise mieux la situation politique et sociale du monde médiéval. Maintenant, il nous reste à parler du parti, c'est à dire des factions, et notamment de la façon dont ceux-ci se structurent.

Comment étaient donc formées ces factions ? Doit-on imaginer une opposition nette entre deux catégories sociales distinctes et revendiquées, à la façon du parti des optimates (Sénatorial) et des populares (la plèbe) au temps de la République romaine tardive ? Une sorte de lutte des classes primitive, entre un bloc plus aisé et un bloc plus pauvre ? J'ai déjà mentionné l'existence d'une plèbe urbaine en périphérie de la ville : non résidents, immigrés récents ou temporaires, chômeurs sans attaches, mendiants etc : avaient-ils un rôle politique dans tout cela ?

Je peux immédiatement répondre à cette question : non. Oh, certes, ils font un peu peur aux bourgeois et nobles du centre-ville, et il y a de temps en temps quelques émeutes, mais politiquement, ça ne va pas bien loin. Déjà, celles-ci sont assez rares, et souvent, elles sont organisées et dirigées par une faction spécifique qui désire augmenter le chaos en ville pour déstabiliser une autre faction. Et encore, les 'partis' préfèrent généralement faire s'agiter les artisans des arts et métiers le samedi soir après le travail, ce qui signifie qu'ils préfèrent donc faire s'agiter l'équivalent des petites classes moyennes plutôt que les prolétaires, si l'on peut utiliser cette analogie, et toujours dans le but de les utiliser pour une démonstration de force :noel:

Globalement, la place de ce 'prolétariat' urbain est strictement et presque toujours passive : on se sert de lui de temps à autre, mais généralement, on se contente de l'ignorer. Ce n'est aucunement un moteur de la vie publique, et d'ailleurs les artisans que j'ai cité plus haut ne l'étaient pas non plus, du moins pas dans leurs qualités propres. Les rares fois où un dictateur prend le pouvoir dans la cité et essaie de se la jouer César (c'est à dire très favorable aux masses populaires, qui l'apprécient fortement, et ne coopérant pas forcément avec les élites politiques établies), il finit par être déposé par lesdites élites. La masse du peuple n'est donc aucunement décisive lorsqu'il faut conquérir le pouvoir et s'y maintenir. Ce n'est pas là que l'on trouvera l'origine et le cœur battant des factions et du jeu politique dans les villes, puisque la plèbe n'est et ne saurait être le moteur des évènements.

Bon. Mais qu'en est-il de la division de l'aristocratie elle-même ? Voit-on s'opposer, à l'intérieur de la ville, les nobles d'un côté et les marchands de l'autre ? J'ai déjà expliqué au dessus pourquoi cette distinction était forcément plus subtile, mais la question ne manque pas forcément d'intérêt : après tout, les auteurs médiévaux eux-mêmes évoquent l'idée d'un parti 'du peuple' (il faut plutôt comprendre : des non-nobles), et un parti 'des grands', ou 'des chevaliers', qui s'opposent régulièrement dans leur lutte.

Il est vrai qu'il existe bel et bien une différence de degré dans la noblesse. Les nobles de robe (magistrats etc) ou de service (le terme est peut être impropre, mais je pense aux ministériaux allemands, des chevaliers-serfs qui sont fonctionnellement nobles mais ont un statut théorique nettement inférieur) ne sont pas du tout du même rang que les 'grands' nobles qui le sont depuis des siècles et fort bien établis dynastiquement. Et il y a parfois bel et bien une discrimination qui se produit entre les deux catégories, nettement marquée dans le Saint-Empire d'ailleurs : les nobles de souche ancienne, descendant véritablement de la noblesse franque des origines, des compagnons des rois francs, ont tendance à voir d'un assez mauvais œil les nobles promus il y a peu, comme les ministériaux dont je parlais précédemment. Et ce peu importe que ces derniers soient puissants dans les faits, d'ailleurs. Il faut bien comprendre que ce n'est pas parce que l'on est puissant matériellement que l'on est accepté dans cette noblesse des 'grands' : l'hérédité compte pour beaucoup. Par exemple, un baron allemand qui nourrissait 1000 chevaliers (ce qui est tout à fait conséquent, c'est politiquement parlant un grand seigneur) et possédant de nombreuses terres, mais qui provenait d'une famille qui n'avait été anoblie que récemment eut un mal fou à trouver des mariages pour ses enfants : la vieille noblesse ne voulait pas en entendre parler, et ce malgré son statut de presqu'égal en terme purement matériel. Il était grand seigneur en tout, sauf le nom, mais c'est précisément ce nom qui frustrait ses efforts. Cela me fait quelque peu penser au concept d'homo novi de la République Romaine, des sortes de parvenus qui s'étaient hissés au plus haut de la carrière des honneurs, en quelque sorte, mais qui restaient des parvenus aux yeux des anciennes familles :noel:


Peut-on voir là le ressort fondamental de ces conflit à l'intérieur de la cité ? Une opposition entre les clans, d'un côté les familles anciennes de nobles, ceux qui ont fondé la cité et qui représentent la vieille aristocratie militaire et politique (les 'Grands'), et les clans nouveaux, venus d'horizons plus divers (élévation via noblesse de robe, grande richesse, fait d'armes exceptionnel etc) et plus tardivement (le 'Peuple')? Il est intéressant de noter que de temps à autres, ce soit effectivement ainsi que les factions elles-mêmes se présentent et présentent l'origine de leurs conflits, et les chroniqueurs médiévaux s'empressent de reprendre fidèlement ces termes et ces explications. Et il est bien probable que, ponctuellement, cette opposition fut une des cause de l'antagonisme, et donc de l'affrontement, entre deux blocs, deux factions dans certaines cités médiévales.

Mais quand on regarde de plus près, on retrouve le plus souvent, dans la composition des factions, des clans à la fois de l'une et de l'autre catégorie, sans qu'il soit possible de dégager une tendance bien nette, une véritable fracture politique issue d'une fracture sociologique.

Ceci sera sans doute le sujet d'un pavé ultérieur, mais à ce propos, la définition précise du statut de noble était dans bien des cas fort approximative et vague dans l'esprit des gens de l'époque. Il est parfois fort difficile de déterminer précisément qui fait partie de cette ancienne noblesse et qui avait perdu ce statut, par exemple (notamment si on considérait qu'un de ses ancêtres s'était déshonoré, etc). Certains partis se présentaient comme ceux "du peuple", mais lorsqu'ils obtinrent la victoire politique totale et voulurent déposséder leurs opposants, ils furent bien embêtés lorsqu'ils durent trouver une définition un peu précise de qui était véritablement un 'Grand', et qui ne l'était pas. Pour caricaturer, à chaque fois qu'ils s'essayaient à une définition, soit ils laissaient la moitié de leurs adversaires de côté, soit ils incluaient un bon quart de leurs propres partisans. Ils ont donc décidés que : 'était considéré comme un Grand tout individu réputé comme tel'. Que donc penser de tels labels qui, lorsqu'on tente de les définir avec un tant soit peu de précision, finissent ainsi en tautologie et pire, se basent sur l'arbitraire total et la rumeur ? Pas grand chose de probant, si vous voulez mon avis. Si cette opposition est un facteur, ce n'est sans doute pas le facteur.

Un artisan de Trévise, au demeurant fort lucide d'après moi, explique lors d'un procès en 1314 que les 'partis' se forment lorsqu'un Grand s'allie avec le 'peuple' pour s'opposer à un autre Grand qui s'est allié avec une autre partie du 'peuple'. Voilà qui m'a l'air de bien résumer la situation ma foi :noel:


Vous pouvez donc tirer sans peine la conclusion logique de ce petit exposé. Quels sont les ressorts de la division en factions rivales ? Quelle origine aux 'partis' de l'Italie médiévale ? Les clans, les grandes familles nobles, tout simplement. Et c'est logique, puisqu'ils sont les principaux détenteurs du pouvoir de la ville : toute personne qui veut diriger une ville, au moyen âge, doit soit composer avec les clans et chercher des alliés parmi eux, soit maintenir une garnison militaire très importante pour les dissuader :noel:

On peut sans doute nuancer, avancer des explications plus compliquées, mais en définitive, si l'on voulait résumer les guerres civiles perpétuelles en Italie en quelques mots, il faudrait y voir l'antagonisme de deux grands clans ou deux grandes familles, engagés dans une lutte ancestrale et perpétuelle, peut-être à cause d'un orgueil blessé dont les conséquences furent mal maîtrisées, ou plus prosaïquement pour la domination économique, politique, militaire... Peu importe les raisons, au fond, ou du moins ce n'est pas ce qui nous intéresse ici. Le fait est que deux grandes familles s'opposent, et elles se mobilisent pleinement pour une guerre viscérale et sans barrières morales franchement affirmées. Elles recherchent des alliances parmi les autres familles de moindre importance, essaient de sécuriser le soutien économique ou financier de banquiers et de corporations, et de fil en aiguille, vous avez deux blocs qui se constituent.

Ne soyons pas réducteur : il se peut que la faction soit le fait de, mettons, une dizaine de grands clans et non de seulement deux, et ces clans aux rivalités croisées se coalisent graduellement au fur et à mesure qu'ils se liguent les uns contre les autres : la direction de la faction sera alors partagée entre plusieurs clans constitutifs, au lieu qu'un seul ne soit véritablement le cœur du 'parti'. Mais le principe est le même : il s'agit le plus souvent de deux alliances de clans et de corporations ou autres corps sociaux similaires, liés entre eux pour la conquête et la préservation du pouvoir dans la ville. Et ceci rythme la vie politique des cités médiévales.


Ces clans, bien sûr, amènent sur la table toutes leurs ressources, puisqu'il s'agit souvent d'une lutte qu'on anticipe être à mort. Je l'ai dit : les grandes familles nobles possèdent toutes une clientèle, composée de toute une foule d'hommes d'armes et de soutiens de divers statuts sociaux, sans parler des alliances matrimoniales, et ces forces sont souvent augmentées de troupes levées sur les domaines à la campagne : on voit parfois des troupes de montagnards deter prendre part aux affrontements dans et autour de la ville.

Les nobles tenant d'ailleurs comme fiefs les quartiers des villes, comme je le disais, on se retrouve bien souvent avec une situation fort complexe, puisque vous imaginez bien que ces alliances sont rarement bien délimitées géographiquement : on n'a pas par exemple le sud qui s'oppose au nord, mais plutôt une sorte de damier de quartiers alliés ou ennemis truffés de mini-forteresses et d'hommes d'armes. Cela explique probablement pourquoi ces factions semblent préférer attendre d'être certaines de l'emporter militairement avant de tenter une action risquée à l'intérieur de la ville, parce que tout ceci est quand même fort dangereux et peut dégénérer assez vite :srx:

(d'ailleurs, je note que parfois, on retrouve des guerres de factions similaires y compris dans certaines campagnes paumées, avec les uns qui soutiennent le pape et l'autre l'empereur et tout. Ça a l'air d'être plus rare, mais ce n'est pas forcément un problème que l'on retrouve uniquement dans les villes, à première vue)


Bon, mais comment s'organisent ces partis ? Comment se coordonnent-ils et établissent une structure de commandement ? Pour résumer, ils ne s'organisent pas du tout sur un mode électoral, du moins pas au sens strict. Globalement, la direction des factions semble être un microcosme du parti lui-même : chaque circonscription, chaque antenne locale du parti si l'on peut dire, est dirigée par un capitaine, généralement désigné par acclamation, ce qui signifie dans les faits que les dirigeants des grandes familles ont généralement la charge d'organiser eux-même et de mener les forces locales de la faction : pas de dirigeant qui soit parachuté, de petit apparatchik ou bureaucrate venu de nulle part. Ici, il s'agit bien de locaux, et même des chefs locaux. Quant à la direction de la faction elle-même, elle est généralement assez représentative des forces en présence : les familles qui en sont les forces vives en obtiennent le commandement, de façon assez naturelle. Cela dit, le parti est malgré tout assez organisé, avec par exemple une caisse qui lui est propre, des serments qui doivent être respectés, etc.


Il faut noter que la faction, un fois arrivée au pouvoir, reste très solidaire entre elle, puisque généralement, elle a expulsé ou tué un paquet de ses ennemis et fait fuir les survivants, qui sont donc de très mauvaise humeur et chercheront à revenir par tous les moyens. C'est pourquoi, dès qu'une faction met la main sur le pouvoir, elle verrouille complètement la vie politique de la ville dans une véritable dictature du parti : toutes les charges importante, qu'il s'agisse de charges publiques ou de celles des corporations, sont attribuées exclusivement aux membres fiables du 'parti', qui n'hésite pas à remodeler les institutions de la ville selon ce qui l'arrange. On voit même parfois une sorte de police politique se créer pour s'assurer que les membres de la faction ennemie n'arrivent pas au pouvoir, le tout avec des background checks pour s'assurer que la personne en question n'a pas de liens avec l'ennemi. Ils en viennent à monopoliser totalement la vie politique et économique de la ville, et n'hésitent pas à court-circuiter les institutions établies : les guelphes florentins n'ont pas hésité à nommer directement tous les membres d'une sorte d'association semi-religieuse au lieu de le laisser aux Arts (aux corporations, en gros), comme il était d'usage alors. On s'assure donc de ne rien laisser au hasard...


On peut peut-être également parler de l'organisation de ces factions à une échelle plus régionale. Les cités italiennes ne vivent pas, après tout, sous cloche, mais sont intégrées à un environnement bien plus vaste. C'est ainsi qu'on voit souvent des grandes dynasties de féodaux essayer d'influencer ce qu'il se passe dans ces villes, ou bien pour leurs intérêts propres, ou bien au nom de leurs alliances personnelles. Cela se traduit forcément, comme je le disais, par la recherche d'un appui sur un ou plusieurs clans, souvent au détriment des autres, et c'est ainsi que parfois, certaines factions sont créés, en soutien ou opposition à ce grand seigneur. En d'autres occasions, c'est plutôt une autre ville, plus grande, qui appuie une faction contre l'autre, par exemple pour préparer le terrain à l'annexion ou l'incorporation d'une ville de plus petite taille dans sa sphère d'influence. Les factions et 'partis' médiévaux sont ainsi issus d'une coagulation de blocs sociaux soutenant ou s'opposant entre eux et étant eux-même alliés ou opposés à un agent extérieur, les mécanismes étant fort similaires qu'il s'agisse de la querelle des investitures ou de savoir s'il faut accepter d'être annexé par sa grande voisine. C'est pour ça que j'ai dit que l'idéologie semble passer au second plan pour une part importante des membres de ces factions, qui rejoignent un camp pour des raisons beaucoup plus 'mondaines', ce qui explique les mécanismes de constitution de ces partis :noel:

Néanmoins, puisque l'on parle de l'Italie médiévale, il ne surprendra personne que l'essentiel de ces interventions extérieures soient le fait du pape et de l'Empereur, ou du moins de leurs représentants.

Pour le parti impérial, notamment, on voit, assez tôt et assez souvent, apparaître des ligues régionales ghibellines rassemblant tous les chefs de faction favorables à la cause Impériale de la région. Ligues assez bien structurées et organisées, et notamment autour des vicaires de l'Empereur, qui aident à coordonner les efforts. Dans la mesure où l'empereur est rarement en Italie (et que chaque fois qu'il y descend pour se faire couronner, il le fait avec une armée et les conflits se rallument, avec les ghibellins qui se frottent les mains et les guelphes qui suent à grosses gouttes), les ghibellins sont quelque peu obligés de s'organiser entre eux pour se donner un coup de main en dehors des descentes impériales.

Là pour le coup, les ghibellins sont généralement mieux organisés que les guelphes, entre autres parce qu'ils ont probablement hérité des structures administratives impériales, et on voit parfois de véritables conseils de guerre rassemblant tous les partisans de l'empereur dans une région pour désigner les chefs et pour adopter la stratégie à suivre, etc. On a un vrai effort pour la répartition de l'effort de guerre, de coordination, etc.


Du côté des guelphes, la chose est plus vague et moins officielle, disons, et généralement très respectueuses des particularisme locaux : bien souvent, les serments qui entérinent l'appartenance à une ligue guelphe précisent bien qu'on n'est tenu de les respecter que dans la mesure où ils ne contredisent pas les lois et coutumes de la région d'origine. Il existe bien quelques exceptions, comme la célèbre Ligue Lombarde, mais celle-ci semble s'être formée en réaction à l'extrême dureté de Frédéric Barberousse qui, en réaction à une rébellion de Milan, fait raser complètement la ville et procède à des exécutions de masse, et fit d'ailleurs la paix séparément avec l'Empereur parce que déçues de l'attitude du Pape : rien à voir avec la cohésion du parti impérial.
Il faut aussi voir que le Pape n'intervient en fait que très indirectement sur les affaires italiennes : il apporte essentiellement un soutien tacite et financier pendant une large partie du conflit, ce qui n'est pas rien. Par contre, à partir d'une certaine date, il n'hésite pas à excommunier à droite à gauche (notamment les banquiers ghibellins, pour saper financièrement le parti impérial, ce qui fonctionne étonnamment bien), voire à carrément déclarer des croisades contre des vicaires impériaux voire contre l'empereur lui même ou d'autres Rois qui lui déplaisent. C'est vraiment du délire honnêtement, que le pape déclare comme ça carrément des croisades contre d'autres chrétiens qui n'ont à priori pas grand chose d'hérétiques doctrinalement parlant, mais bref :srx:


Je pense que j'ai assez parlé de la composition générale des factions d'un point de vue interne pour le moment, d'autant que le livre ne s'étend pas outre mesure sur ces questions. Je détaillerai un peu la nature des luttes de pouvoir et leurs conséquences sur la vie italienne dans le prochain pavé.
 

Tigrou

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Le choix du terme de "parti" n'a rien d'anodin, puisque l'axiome de Heers c'est que la modernité et le moyen âge au fond c'est pareil. Derrière ce choix de vocabulaire, il y a sans aucun doute une volonté de rapprocher les ligues italiennes des partis politiques modernes. Ça rend l'ouvrage un poil décevant, pas forcément parce qu'il est mauvais, mais surtout parce qu'au fond il ne parle pas de ce que le titre promet. Publicité mensongère, boooouh ! :nah:

Je trouve la description des villes italiennes intéressante. En soi, je ne savais pas que les villes étaient historiquement organisées de cette façon, mais j'étais déjà arrivé à la conclusion qu'elles devraient l'être pour coller avec le reste de la vision du monde féodal. Ça confirme que c'est un aspect que l'on a bien compris du coup, et que rien n'est laissé au hasard. :noel:

Les conflits intra-urbains ne sont pas un défaut à proprement parler. Ce sont quand même des conflits relativement limités, assez éloignés des guerres modernes. Ils ne font couler que très peu de sang, l'un dans l'autre. C'est peut-être même une conséquence inévitable de la connerie humaine, puisque même aujourd'hui il y a de l'hooliganisme. Ce qui est gênant, c'est quand ça tourne à la vendetta et à la guerre totale. Il faut effectivement une autorité au-dessus de la mêlée pour réguler tout ça et imposer un code d'honneur.

Que les conflits aient une dimension pragmatique en plus d'une dimension idéologique, ça n'a rien de bien surprenant, mais je pense qu'il y a une exagération à ce niveau. (Je ne saurais dire si elle vient de ton résumé ou du texte de Heers.) L'idéologie n'était pas un microcosme. J'aurais plutôt tendance à dire que quand les vicaires de l'Empereur viennent organiser les ligues ghibelines, ils apportent leur ghibelinisme avec eux, et l'enseignent en même temps que leurs techniques d'organisation. Après tout, le ghibelinisme est la raison pour laquelle il y a un conflit à la base. Et nul doute que les impériaux apprécient d'avoir de quoi se rassurer quand le Pape excommunie à la même vitesse que Biden imprime des billets. :noel:

Au sujet de la désorganisation de l’Église par rapport au Saint-Empire, il faut savoir que l'organisation et la hiérarchie ecclésiastiques ont été retravaillées en profondeur lors de la contre-réforme. Avant, l’Église était très désorganisée et décentralisée, voire anarchique.
 

Valyrian

Pilier
Les partis et la politique dans l'occident médiéval - Jacques Heers. Partie III : Impacts et conséquences



Jusqu'ici, j'ai donné des indications générales sur les raisons qui motivent les luttes de factions, ainsi que leur composition et leur formation. Je vais maintenant évoquer dans ce pavé les conséquences de la lutte entre factions sur les cités médiévales et leur population.


La victoire totale d'un parti, d'une faction sur une autre a bien souvent des conséquences dramatiques sur la vie de la cité. Les vainqueurs, bien sûr, prennent le pouvoir total et le gardent sans partage, mais ils ne se contentent bien évidemment pas de simplement évincer les clans rivaux du pouvoir. Déjà, la prise de pouvoir est généralement fort violente : on assiste parfois à de véritables batailles rangées à l'intérieur de la ville pour prendre les forteresses et quartiers de l'ennemi, ainsi que les points clés de la ville, et on n'hésite pas à mettre le feu à des quartiers entiers au passage pour accroître la confusion ou forcer l'ennemi à se rendre. Autres tactiques vieilles comme le monde : on attaque les prisons pour libérer ses prisonniers, on excite la populace pour l'envoyer mettre le bordel dans les quartiers ennemis et les lyncher, etc. Dans ce genre de conflits, il faut vaincre ou périr. Il n'y a pas de moyen terme, et les coups bas sont permis.


Ces combats n'ont, comme je l'ai dit, pas grand chose d'honorable, on n'hésite pas à essayer de se faire les dirigeants ennemis à 12 contre un dans une ruelle si on arrive à les isoler. Après tout,' guerre civile', ça ne veut pas dire 'guerre polie' :noel:
Sans parler, bien sûr, des massacres et des pillages. À tel point d'ailleurs que parfois, on recrute des mercenaires d'autres villes (donc plus neutres et moins pris dans les détestations locales) pour discipliner ses propres troupes quand elles commencent à liquider tous les habitants d'un quartier ennemi et le piller extensivement pendant plusieurs jours. On fait venir une force de police d'une autre ville pour empêcher ses hommes de faire n'importe quoi, en gros :hap:

Une fois la victoire acquise, les meneurs du groupe perdant, ou ceux pris pour tels, sont exécutés en masse ou massacrés par les hommes d'armes là où on les trouve, et aucune pitié ni procès n'est de mise. Parfois, on les enferme dans une tour ou prison et on y fout le feu, ce genre de joyeusetés. Ce n'est même pas une histoire d'hystérie collective, une sorte de frénésie sanguinaire qui secoue les vainqueurs et qui retombe une fois la victoire acquise : à un moment, l'Empereur avait donné un coup de main au parti Impérial pour prendre Florence, et avait pris des otages et prisonniers de la faction adverse pour qu'ils se tiennent tranquille. Mais les gibelins de Florence ont harcelé l'empereur et l'ont inondé de lettres pour obtenir l'exécution de leurs ennemis, qu'ils ont finalement obtenu après plusieurs mois : les prisonniers furent tous liquidés, sauf l'un d'entre eux qui avait la réputation d'être un brave type : on se contenta de lui crever les yeux et de l'envoyer dans un monastère. La ville, îlot de civilisation dans une anarchie féodale ? On repassera. :srx:

Bien sûr, on n'exécute pas tout le monde, mais surtout les chefs. Les autres sont cependant quand même punis : dans le meilleur des cas, ils sont totalement exclus de la vie publique. Dans le pire, ils sont presque tous bannis et leurs biens sont confisqués ou détruits. Cette dernière tendance est d'ailleurs marquée assez nettement chez le parti impérial (et souvent aux ordres de l'empereur lui même), qui a pris l'habitude de raser complètement des quartiers entiers, ou plus simplement les forteresses des clans ennemis vaincus, mais c'est une tendance qu'on retrouve tout de même un peu partout. À une époque où l'honneur de la lignée familiale est considérée très sérieusement, vous imaginer le genre d'humiliation et de haine froide que ce genre d'actes peut bien causer. Il paraît que le paysage urbain de l'Italie de l'époque est presque apocalyptique à certains endroits, et que souvent, il n'y a plus que l'église d'un quartier des vaincus qui subsiste intacte à côté des ruines de leurs maisons et tours fortifiées :hap:

On n'hésite d'ailleurs pas à utiliser les pierres des maisons rasées pour renforcer l'enceinte de la ville et à créer une place ou un parc à l'endroit de l'ancien quartier ennemi, histoire d'empêcher tout retour et de bien marquer les esprits :noel:

D'ailleurs, il arrive aussi parfois que les vaincus se réfugient dans leurs domaines de la campagne et mènent une véritable guérilla pour affamer la ville et permettre leur retour, c'est pourquoi, généralement, on essaie d'évincer les vaincus de leurs territoires même en dehors de la cité : c'est, là aussi, l'exil complet, et les exilés se dirigent soit dans des villes favorables à leur faction, soit dans des villes neutres qui servent de véritables villes-refuges, soit dans d'autres pays, comme en France par exemple. J'ai d'ailleurs mentionné dans le pavé sur l'économie médiévale que cette afflux d'italiens s'est rapidement traduit en afflux de banquiers, et on assiste à la création de quartiers entiers de réfugiés politiques italiens dans bien des villes. D'ailleurs, juifs, italiens, libanais, on dirait que les exilés font de bons banquiers, non ? :noel:
D'ailleurs, de façon assez amusante, cet exil donne naissance à toute une littérature qui passe son temps à critiquer les mœurs du pays d'accueil, et à glorifier au contraire le pays d'origine. On voit assez nettement transparaître le mal du pays et les rancœurs personnelles, et cela paraît notamment dans les écrits de Dante où il insulte copieusement ceux qui l'ont banni

D'autres exilés se font plutôt mercenaires ou pirates, et peut-être faut il voir là l'origine des condottieri, ces fameuses compagnies de mercenaires italiens qui devinrent si établies qu'au 15ème siècle, l'armée d'un état italien était essentiellement composée de condottieri. Et puis, on trouvait toujours un emploi pour ces bannis : une autre cité partageant leur 'obédience politique' les appelait pour écraser la faction adverse, en échange de quoi les exilés se verront donner les possessions du parti ennemi une fois celui ci éliminé. Dans l'Italie en crise perpétuelle, vendre son épée au service d'un parti pouvait rapporter gros. De même, la piraterie de ces temps semble bien souvent associée à ces exils.

Évidemment, les exilés ont bien l'intention de revenir triomphalement dans leur ville si l'opportunité venait à se présenter, et ils préparent méticuleusement leur retour au pouvoir et les vengeances qu'ils comptent infliger à ceux qui les ont floué. Les exilés gardent le contact entre eux, et aussi avec leurs alliés respectifs : les exilés gibelins attendent par exemple impatiemment les descentes de l'empereur en Italie pour tenter de revenir chez eux. Vous imaginez que pendant ce temps, le parti vainqueur va se préparer à la confrontation et durcir encore les conditions de ceux qui n'ont pas pu s'exiler. Bref, la victoire ponctuelle d'une faction ne préfigure pas la fin des conflits dans la majorité des cas, j'en ai peur :srx:

Bref, on voit que ce n'était pas la joie : exécutions sommaires, persécution, bannissements, destruction des domaines familiaux par le feu et le fer, vagues massives de réfugiés qui ne demandent qu'à revenir ou qui deviennent mercenaires ou essaient d'affamer la ville qui les a banni.... Ce genre de luttes étaient sans repit et l'on comprend que cela ait empoisonné la vie publique en Italie à l'époque...


(d'ailleurs anecdote intéressante au sujet de la logistique : une tentative des gibelins de reprendre Florence par surprise en s'emparant rapidement des points clés de la ville se solda par un échec, parce que les guelphes ont réussi à tenir les points d'eau suffisamment longtemps pour que les gibelins aient épuisé leurs réserves d'eau pour leurs chevaux. Ils ont donc dû faire demi tour )





Les cités italiennes sont donc bien souvent prises dans une guerre qui paraît perpétuelle, avec des renversements de fortunes parfois aussi spectaculaires qu'éphémères.
Mais y eut-il des tentatives pour y amener la paix de façon plus permanente ? Oui, il y en eut, et ce à plusieurs échelles. Déjà, certains clans tentaient de désamorcer autant qu'ils le pouvaient les heurts réguliers que leurs membres créaient : on livrait les coupables de provocations, d'exactions etc. Mais peu de clans acceptaient d'aller ainsi à l'encontre du principe même qui assurait leur existence : les réseaux de solidarité étroits et les liens du sang. Ce n'est pas de là que pouvait vraiment provenir une solution.

De temps à autres, les responsables religieux, et notamment les évêques, décidaient plus ou moins spontanément que ça y est, fini les conneries, vous allez vous aimer les uns les autres bordel de merde. Et ils se débrouillaient pour exalter la foule durant leurs prêches en les enjoignant à faire la paix, avant de rassembler les chefs de partis et de les faire conclure une paix lors de grandes cérémonie publiques qui, au vu des descriptions, avaient l'air d'être fort émouvantes. Dans d'autres cas, ce sont des moines itinérants ou des processions religieuses qui se déplacent de ville en ville et qui jouent en quelque sorte les héros de la paix. On a l'exemple d'un dominicain qui va de ville en ville faire des sermons pour promouvoir la paix (et demander qu'on lui remette des otages pour la garantir, on n'est jamais trop prudent :hap:), et il semble bel et biel qu'il y ait souvent un véritable enthousiasme populaire qui accompagne ce genre de prédications, et que cela ait permis de conclure des paix à plusieurs reprises. On dirait que la plupart des gens de l'époque se rendaient bien compte de la nature calamiteuse de la situation, mais ils ne parvenaient pas à la résoudre en l'état.

Malheureusement, ce genre de prêches et de compromis basés sur l'intervention d'une puissance extérieure ne se maintient que rarement au delà de quelques mois à peine, une fois cette puissance extérieure repartie (et d'ailleurs, le moine dont je parlais tout à l'heure a fini par transformer certaines villes en dictature où on n'hésitait pas à brûler des gens, autant dire que ça n'a pas duré longtemps :hap:).

En fait, dans la mesure où les problèmes de la ville sont endogènes, c'est à dire causé par les facteurs même de division à l'intérieur de la ville, une intervention extérieure peut améliorer les choses pour un temps, mais sans une altération des règles du jeu interne dans les cités, il me semble effectivement improbable que les conflits multi-générationnels finissent juste parce que des moines débarquent et disent aux nobles qu'ils se comportent comme des enfants :noel:
Cela a bien pu se produire quelques fois, mais cela n'était de toute évidence pas la règle et constituait plutôt une exception.

Les arbitres traditionnels qu'étaient les papes et les empereurs étant mis hors-jeu, on assiste donc à une transformation des institutions même de la cité. On s'attaquait aux problèmes en s'en prenant à la cause, qui se trouvait dans la répartition du pouvoir dans une cité. Déjà, on s'accorde généralement à limiter la puissance et la prérogative des clans, pour limiter les occasions où l'orgueil des fameux 'jeunes' pourrait être froissé. Par exemple, on restreint fortement la taille des cortèges lors des mariages, enterrements, etc, pour éviter que tel ou tel clan ramène tous ses larbins pour faire une démonstration de force : les festivités durant trois jours où on invitait toute la cité n'étaient pas rares à l'époque. Donc, en limitant la taille de ces événements, en réglementant le nombre de personnes qui pouvaient afficher les livrées de leur familles nobles, etc, on parvenait à limiter les occasions qu'une poignée de crétins fassent dégénérer tout ceci en guerre urbaine. On interdit formellement de crier "À mort X" (les slogans et cris de guerre étant très répandus et très utilisés comme cris de ralliement et comme moyen de chauffer les foules) ou d'utiliser les noms des partis dans les assemblées publiques. On réduit aussi le nombre de châteaux, forteresses et tours qu'un clan peut posséder à l'intérieur ou à proximité de la ville, pour les mêmes raisons.

On a aussi, comme je l'ai dit ailleurs, l'installation de podestats, c'est à dire de dictateurs venus de l'extérieur à qui on demande de jouer les arbitres neutres. Certains n'hésitaient pas à prendre autant d'otages que possible rt à pendre les récalcitrants par les fenêtres de leurs palais. Le problème, c'est que pour régner, un podestat doit s'appuyer sur une forte garnison ou bien sur plusieurs clans familiaux ce qui signifie qu'on retourne bien souvent à la case départ et à l'origine du problème en premier lieu.


De façon beaucoup plus originale, on a parfois l'évolution profonde du mode d'organisation politique de la cité, et c'est à mon avis de là que vient l'analyse moderne (et plus ou moins marxiste) des villes bourgeoises opposées à la féodalité et aux grands seigneurs. En effet, à partir des années 1300, on se met graduellement d'accord pour donner plus de pouvoir politique aux représentants de la cité (on a donc la formation d'un état plus fort pour lutter contre le factionnalisme) et on a une tendance vers le transfert de ce pouvoir aux corps intermédiaires : les maîtres des Arts (donc, en gros, les dirigeants des corporations et autres organes socio-économiques) en viennent à avoir tous un siège au conseil de certaines cités, par exemple. On décide aussi parfois d'une certaine décentralisation, en créant des organes politiques à l'échelle des quartiers de la ville : on recherche ici plusieurs choses. Il semble que d'une part, puisque les quartiers représentent les clans *et leurs clients*, c'est à dire leurs dépendants et leurs serviteurs, cet organe intermédiaire ait été pensé pour séparer les clients de leur clan en donnant des représentants à plus petite échelle pour réduire les liens de dépendance. D'autre part, le second but semble avoir été de donner explicitement une sorte de représentation à chaque circonscription géographique de la ville. Ainsi, on garantit "constitutionnellement" si l'on peut dire, la représentation de chaque quartier dans le gouvernement de la ville, au lieu de laisser ça à l'état d'accord tacite entre grandes familles qui peut être facilement brisé si une faction décide de juste ne pas respecter le compromis :noel:
Et d'ailleurs, glissement sémantique : le pouvoir est reparti par quartiers, pas par familles. La différence est peut être faible au début, mais sémantiquement c'est assez important, puisque ça ouvre la voie à un partage du pouvoir un peu plus large.

Il y a probablement aussi une idée de séparer les nobles à l'intérieur de la ville de leurs domaines à la campagne et de leurs alliances matrimoniales, pour empêcher la poursuite d'un conflit politique avec les ressources d'en dehors de la ville. Ce n'est pas tout à fait dit clairement, mais je présume que c'est effectivement l'idée renvoyée ici :srx:

Il ne faudrait pas croire pour autant que les clans féodaux aient ainsi perdu toute influence sur la vie politique de la cité (surtout qu'ils n'étaient pas sans influence sur les Arts), mais on a bel et bien un renforcement du pouvoir politique des Arts d'une part, eh l'idée générale de ces réformes était de miner et de réduire graduellement l'influence des factions et par extension l'influence politique des grandes familles nobles. On parle régulièrement de "faire un Peuple" /"donner le pouvoir au Peuple" dans les textes de l'époque pour parler de ce procédé de renforcement des institutions étatiques et de transformation de la répartition du pouvoir en Italie.

J'imagine que c'est de là que vient le mythe marxiste de la lutte des classes au moyen âge (en gros le résumé si j'ai bien compris c'est que pour eux les bourgeois ont supplanté les nobles, de même que les prolétaires supplanteront inévitablement les bourgeois dans la suite logique de la dialectique matérialiste : il s'agissait de l'étape précédente de l'analyse marxiste).

Si on voulait schématiser de façon très grossière et sans nuances aucune, on serait peut être tenté de reprendre cette conclusion, mais ce n'est pas tout à fait exact, puisqu'il ne s'agit pas, à l'époque, d'un remplacement total d'une aristocratie par une autre. Heers explique qu'il s'agit plutôt de la montée en puissance et de l'action d'individus qui en ont marre des guerres civiles et veulent s'échapper du factionalisme ambiant, nobles compris. Ils organisent donc un changement dans la répartition du pouvoir et des offices. Il faut d'ailleurs préciser que cette évolution ne se fait pas au même rythme ni avec les mêmes résultats : il n'y a qu'à songer aux Médicis à la Renaissance pour voir que certains grands clans italiens se portent bien, et dans certaines villes, ce genre de réformes échouent purement et simplement. Mais il s'agit tout de même d'une tendance générale :noel:







Me voilà globalement arrivé à la conclusion de ce pavé. J'ai ignoré quelques chapitres (notamment celui sur les partis en dehors d'Italie) parce que flemme, mais j'ai résumé le plus gros, bien que cela soit quelque peu condensé j'en conviens. Je vais tout de même donner quelques indications supplémentaires que j'ai oublié de mettre dans les autres parties ou qui ne rentraient nulle part. Il n'y a pas vraiment de fil directeur ici, c'est plus des 'fun facts' ou des trucs qui me paraissaient intéressants :noel:



Un exemple de la mobilisation collective des factions pour une guerre sans merci dont j'ai parlé précédemment, c'est la mobilisation des communautés religieuses locales. Dans la plupart des quartiers, il y avait une paroisse ou une église, comme vous devez bien vous l'imaginer. De plus, les grands clans avaient parfois une influence sur la branche locale d'un ordre religieux ou d'une organisation /société de prêtres, etc. Ce qui signifie qu'à une échelle assez petite, le groupe social est intimement lié à certaines organisations religieuses, on n'hésite pas à mêler les religieux proches de notre groupe social à ces querelles, et je ne parle pas qur du parti papal qui pouvait coopérer plus ou moins étroitement avec l'église.
Je veux dire par là qu'on s'envoie régulièrement des accusations d'hérésie et d'anathèmes en prime, et je pense par exemple au conflit entre Armagnacs et Bourguignons de la Guerre de Cent Ans : on a donc parfois vraiment une mobilisation de tous les aspects sociaux, jusqu'à la mobilisation de ces groupements religieux, qui renforce de façon assez considérable la solidarité à l'intérieur des factions : il s'agit vraiment de blocs socio économiques, politiques, militaires et avec la participation du religieux. Rien d'étonnant, en fait, puisque l'aspect proprement religieux est justement la partie 'sociale' de la doctrine, mais ça reste intéressant à noter.

Autre point d'intérêt : les festivités collectives. Vous savez peut-être qu'au moyen âge, on passe son temps à faire la fête. Et bien les festivités ont parfois une allure politique : les princes (et notamment les dictateurs) utilisent les fêtes à la fois comme moyen de 'propagande' et de s'attacher les masses populaires et aussi comme moyen de jauger sa popularité et la popularité de ses politiques. S'il décrète une fête mais que personne ne vient la fêter, il se rend compte que oups, il a gaffé quelque part par exemple :noel:

Il existe aussi des fêtes à caractère plus explicitement politique : à Venise par exemple, on fête de temps en temps les grandes victoires passées de la cité, par exemple la victoire sur la ville d'Aquilée, dont elle exigeait un tribut symbolique annuel (en gros ils avaient capturé l'évêque de la ville et 12 chanoines à l'époque, et maintenant ils exigeaient genre un taureau et 12 porcs qu'on égorgeait annuellement sur la place publique :hap:) et rappelait à tous ses citoyens la grandeur de la ville. Ce genre de démonstrations 'nationalistes' se produisaient aussi lors de la fête du saint patron, par exemple. Dans le même genre, le Parti impérial aimait bien célébrer ses victoires par des triomphes à l'antique. Globalement, les parades militaires sont assez fréquentes, et l'auteur dit que les villes italiennes sont presque dans un climat de parade guerrière permanente. Parades organisées par les clans en l'occurrence, mais on voit que cela peut s'étendre à d'autres acteurs et que c'était somme toute une occurrence assez commune à l'époque :noel:

Surtout qu'on a effectivement souvent des jeux et compétitions martiales, et notamment des joutes ou des mêlées collectives, qui cette fois sont bel et bien violentes, et cela ajoute à cette ambiance, parce que vous imaginez qu'on soutient son clan comme une équipe de foot pendant la coupe du monde et même beaucoup plus (et d'ailleurs, les clans et factions avaient des habitudes vestimentaires faisant penser à des uniformes : ils avaient des couleurs similaires entre eux pour se reconnaître, utilisaient des rubans ou brassards pour ajouter des signes distinctifs etc) .

À noter que ces fêtes sont bien souvent un prétexte pour traquer ce qui est perçu comme différent. Les persécutions de juifs, d'heretiques etc au moyen âge sont souvent issues de fêtes collectives où des gens au sang chaud se demandent pourquoi donc ces gens là ne prennent pas part aux festivités avec autant d'enthousiasme.

Une partie non négligeable de ce bordel est d'ailleurs causé par des *jeunes* (:hap:), des demoiseaux au sang chaud qui veulent se démarquer et montrer leur vaillance, leur courage etc et qui sont assez chatouilleux sur les insultes et les vexations. Et évidemment, ça revient souvent à une question de femmes :noel:
Ces jeunes nobles prenaient très au sérieux les vexations réelles ou imaginées, et vous pensez bien que les bals et autres célébrations de ce type sont tout à fait le genre de trucs qui peuvent froisser les sensibilités de ces jeunes hommes :noel:
À ce qu'il paraît, les auteurs de la période blâment régulièrement les "jeunes" pour les actes de hooliganisme que j'ai décrit plus haut, et qui sont souvent la cause de véritables guerres de rues. Si ça vous rappelle quelque chose... :noel:"

Tiens d'ailleurs, il y avait des sortes de 'jeux d'amours' à l'époque si l'on peut dire, comme vous le savez peut-être. Heers cite l'exemple du "Château d'Amour, où en gros on a deux équipes, une qui "kidnappe" des jeunes filles (pas pour de vrai hein) et les 'enferme' dans un château en carton, et l'autre qui doit les libérer, le tout avec des armes en mousse (des confettis et des fleurs, plutôt, menfin vous voyez l'idée). C'est assez bon enfant en théorie, du moins tant que personne ne se vexe pour rien et décide de lancer un vendetta :peur: :hap:
 

Valyrian

Pilier
Le choix du terme de "parti" n'a rien d'anodin, puisque l'axiome de Heers c'est que la modernité et le moyen âge au fond c'est pareil. Derrière ce choix de vocabulaire, il y a sans aucun doute une volonté de rapprocher les ligues italiennes des partis politiques modernes. Ça rend l'ouvrage un poil décevant, pas forcément parce qu'il est mauvais, mais surtout parce qu'au fond il ne parle pas de ce que le titre promet. Publicité mensongère, boooouh ! :nah:
Je t'avoue que je n'ai pas tant remarqué que ça ce postulat de Heers, à titre personnel :srx:
Le postulat de Heers ça a l'air d'être "les médiévistes font pas assez leur travail donc je dois m'y coller à leur place, au passage je descends quelques idées préconçues et analyses de gauchos paf" :hap:


Que les conflits aient une dimension pragmatique en plus d'une dimension idéologique, ça n'a rien de bien surprenant, mais je pense qu'il y a une exagération à ce niveau. (Je ne saurais dire si elle vient de ton résumé ou du texte de Heers.)
Globalement oui, c'est ce que dit le bouquin de façon plus ou moins explicite, qu'en Italie, les idéologies ne sont pas l'explication principale des formations et querelles de "partis". En général j'essaie de rester fidèle à ce que dit le livre, quand je ne suis pas certain sur tel ou tel sujet, j'essaie de le signaler. Peut être que je comprends certains trucs de travers cela dit, mais dans ce cas précis c'est effectivement ce que dit plus ou moins explicitement l'auteur.

Cela dit, il parle de l'Italie spécifiquement. Il a l'air de quand même noter que c'est assez différent en Allemagne, mais il n'en dit pas plus :srx:
 

Franc côt

Pilier
il n'y a qu'à songer aux Médicis à la Renaissance pour voir que certains grands clans italiens se portent bien
Fait drôle là-dessus, des études ont montré que les familles riches de Florence sont peu ou prou les mêmes qu'il y a 600 ans :noel:
 

Tigrou

Fdp d'admin
Membre du personnel
Globalement oui, c'est ce que dit le bouquin de façon plus ou moins explicite, qu'en Italie, les idéologies ne sont pas l'explication principale des formations et querelles de "partis". En général j'essaie de rester fidèle à ce que dit le livre, quand je ne suis pas certain sur tel ou tel sujet, j'essaie de le signaler. Peut être que je comprends certains trucs de travers cela dit, mais dans ce cas précis c'est effectivement ce que dit plus ou moins explicitement l'auteur.

Cela dit, il parle de l'Italie spécifiquement. Il a l'air de quand même noter que c'est assez différent en Allemagne, mais il n'en dit pas plus :srx:
Je trouve que l'implication des religieux dans le conflit, que tu cites plus tard, suffit à montrer que ce n'était pas un aspect négligeable. :thinking:
 

Valyrian

Pilier
Notes sur 'Le clan familial au Moyen âge - Jacques Heers (1/2)

Ce petit pdf traînait depuis quelques mois dans mon portable, et du coup j'ai profité de quelques trajets en train pour prendre des notes à ce sujet. Voici donc une série de points qui m'ont paru importants et que j'ai relevé. Notez qu'il s'agit plus de notes en vrac organisées par thèmes que d'un ensemble réellement cohérent avec un fil directeur. Si vous avez lu mes anciens pavés, vous noterez sans doute que certaines infos se recoupent, ce qui n'est pas étonnant puisque Jacques Heers se répète assez régulièrement :noel:


I - Constitution et solidarités des structures sociales


Comme le titre l'indique, au moyen-âge, la société, et y compris la société urbaine, s'organisait d'une façon assez particulière. On retrouvait en effet de grands blocs socio-économiques et militaires, qui avaient pour base la famille. Pas n'importe quelle famille, mais bien la famille élargie : on parle de plusieurs centaines d'individus, qui descendaient tous plus ou moins directement d'un illustre ancêtre commun. La plupart de ces individus descendaient en effet d'un noble franc de l'époque carolingienne qui s'était installé dans la région; du moins c'est le cas en France et en Allemagne, et c'est généralement à cette personne qu'on faisait référence pour invoquer les liens du sang et le prestige de sa race. On le voit d'ailleurs très nettement dans la fierté très prononcée qu'avaient ces individus à se référer à leur ascendance, à leur race, à leur lignage. Il est d'ailleurs intéressant de constater que, quand quelqu'un devait défendre son statut de noble, il ne se référait aucunement à sa fortune personnelle, pas plus qu'à sa puissance militaire, mais bien simplement à son lignage (les Habsbourgs ont par exemple déployé des efforts considérables pour faire remonter leur généalogie jusqu'à un prince franc, Gontram dit le Riche, pour prouver qu'ils étaient bel et bien nobles et libres, c'est à dire qu'ils descendaient de la plus haute aristocratie, qui ne répondait qu'au Roi et qui n'avait pas d'autre seigneur au-dessus d'eux).

De toute manière, il semble bien que le statut de noble était souvent déconnecté des considérations purement matérielles : en de très nombreux pays, croiser un paysan noble ou même un mendiant noble, ce n'est pas rare (il existait cependant des moyens de marquer la différenciation sociale : les paysans de sang noble dans le nord de l'Espagne portaient des habits particuliers, à raies noires et blanches, et leurs femmes travaillaient avec des gants, sans doute pour garder des mains relativement délicates). Pour être honnête, il semble qu'il n'y ait pas eu de règles bien précises et universelles pour décider de qui était noble ou non : les sociétés les plus 'permissives' à cet égard, comme le nord de l'Espagne et la Pologne, sont connues pour avoir eu 10-15% de la population considérée comme 'noble'. Dans certaines cultures (celtiques et germaniques, semble-t-il), le sang noble passait originellement par la mère (et le mari prend le nom de son beau-père) avant de revenir à une transmission agnatique. Je sais que dans certaines cultures, on pouvait perdre temporairement ou définitivement son statut de noble si on exerçait une activité (usurier mettons par exemple, voire même simplement marchand).

En tout cas, la référence à l'ancêtre commun d'une même famille tendait à créer des liens forts entre celles-ci. Ces familles formaient des blocs solidaires et souvent fort étendus, d'autant plus que les chefs de ces clans (généralement les descendants directs des grands ancêtres, qui sont ceux auxquels on pense quand on parle de nobles) faisaient de leur mieux pour maintenir dans leur orbite les membres moins fortunés, auxquels s'ajoutaient une foule de domestiques en tout genre et de familles qui ont fini par fusionner en un grand ensemble génétique au fil des alliances et du passage des générations.

Ces blocs rassemblant des individus de fortune extrêmement diverses, donc, se serraient naturellement les coudes et agissaient donc bel et bien comme un clan (pensez aux écossais) ou une tribu (comme chez les Arabes ou les indiens limite), qui étaient bien établis dans les villes ET les campagnes : les chefs de clan, qui habitaient bien souvent les villes, possédaient des domaines extensifs à la campagne, où ils avaient le droit de haute et de basse justice. Les chefs de ces clans étaient de véritables seigneurs féodaux, et ceci fait qu'on avait de véritables sociétés parallèles avec des réseaux socio-économiques très développés et qui n'interagissaient pas toujours beaucoup avec les autres. Les chefs nourrissaient toute une parentèle à leurs frais qui les accompagnait au combat, portant les armes de la famille partout où ils vont. On note d'ailleurs l'importance mise sur la hiérarchie, qui est bien nettement marquée : un type pouvait être un chevalier de grand renom, mais il n'en est pas moins nourri et entretenu par le chef de clan, qu'il sert donc à table. Tout ceci est même réglementé assez précisément; les villes demandant à ce que soient publiées des listes de ces 'nourris', pour qu'on sache qui rend des comptes à qui et compagnie.

Il arrive parfois que plusieurs familles n'ayant rien à voir décident de fusionner légalement et politiquement pour former un clan, afin de peser plus dans la vie politique et économique, de façon parfois un peu plus artificielle que les clans formés par la pure hérédité. De manière générale, on essaie de soigneusement entretenir les relations avec les voisins immédiats, quitte à faire des amalgames plus ou moins artificiels de famille liées les unes aux autres par des liens sociaux plus que matrimoniaux.

On a de manière générale une grande importance donnée au sang (on a des cérémonies où des nobles versent leur sang sans une coupe un à un pour sceller leur alliance) et au lignage : on adore mettre ses blasons partout, on adore se dénicher des anecdotes sur des ancêtres illustres, et on aime bien retrouver des branches perdues du lignage : un Pape qui venait de la famille des Ursinis en Italie s'est rendu compte de l'existence de la famille française 'des Ursins', et après un peu de généalogie tout ce beau monde s'est rendu compte de son appartenance à une seule grande dynastie, et on s'est envoyé des ambassades et tout :noel:


Jacques Heers mentionne d'ailleurs quelques points intéressants concernant la vie familiale de cette période. Les clans d'Italie du Nord, par exemple, semblent pour la plupart avoir suivi des lois très anciennes prohibant le mariage consanguin. En général, paraît-il, on prenait des épouses d'autres familles, généralement pour sceller des alliances.
En parlant de mariage, il s'agissait vraiment d'un poids financier considérable pour les familles. Les dots, généralement élevées, tendaient à décourager le mariage de ses filles tant qu'on n'était pas en bonne situation économique : on sait que la plupart des mariages se passaient en période de récolte (et encore n'étaient-ils consommés qu'au moment du paiement intégral de la dot), et que, suivant immédiatement la peste en Italie, de très nombreux mariages (et de très nombreuses naissances) se produisirent suite à des perceptions d'héritage. Souvent, les familles pauvres ne mariaient que leur plus jolie fille, parce qu"ils ne pouvaient pas payer la dot des autres. L'Église, et même le Pape en personne, à titre de charité, utilisèrent une partie de leurs fonds pour marier 25 000 filles pauvres d'Italie à une époque. Quand je vous dis que l'Église c'est l'huile qui permettait de graisser les rouages de la société médiévale :noel:
C'est pour ça que (cf mon pavé sur l'économie médiévale) les pères de famille prévoyants investissaient un pécule à la naissance de leurs filles pour leur permettre d'avoir une avance sur leurs dots.

Ceci plus le poids financier que représententait les enfants avait d'une part tendance à causer un niveau plus élevé de célibat dans les villes (où il n'y avait pas toujours énormément de travail), et d'autre part à impacter considérablement la natalité : les riches faisaient sans trop de problème 7 gosses en moyenne contre 3-4 pour les moins aisés, du moins en Italie. De manière générale, on était contraint de contrôler les naissances, et les hommes se mariaient tard (en général vers 30 ans), souvent à de petites jeunettes (14-20 ans). Les morts en couche rendaient les remariages communs chez les milieux plus aisés, et les nourrices facilitaient la natalité : il n'était pas exceptionnel pour un homme assez riche d'avoir dix à douze enfants.
L'existence de domestiques et d'esclaves (souvent des femmes d'origine slave ou méditerranéenne, qu'on baptisait et à qui on accordait des appartements personnels d'ailleurs) impliquait parfois la naissance de bâtards du fait des batifolages du maître. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ils étaient traités tout à fait correctement et portaient le nom de leur père (il n'y a qu'à voir Frédéric d'Antioche, bâtard de Frédéric II et vicaire impérial en Italie du Nord pour s'en convaincre d'ailleurs).

Comme on l'a dit, les grands chefs de clans ont toute une clientèle de gens nettement plus pauvres, qui appartiennrnt à la même famille étendue. Les liens étaient régulièrement entretenus par les fêtes et autres festivités : baptêmes, mariages, joutes sportives, etc. C'est le moment de faire jouer le tribalisme et de se glorifier de la puissance de sa famille qu'on étale aux yeyx de tous tout en crachant sur celles des autres, et tout le monde le fait à cœur joie. C'est presque une obligation sociale d'ailleurs, mais je n'ai pas l'impression qu'on ait eu beaucoup besoin de forcer qui que ce soit.

Ceci a tendance à renforcer la solidarité du clan, et ce d'autant plus que dans son testament, on n'hésitait pas à léguer une grande partie de son patrimoine aux pauvres du clan (voire même aux pauvres d'une branche spécifique du clan), à des associations religieuses tenues par la famille, dans un fond pour le mariage/la dot des jeunes filles, etc. Je dis bien un fond : on plaçait régulièrement l'argent ainsi légué pour bénéficier d'intérêts pour la cause à plus long terme.

Les clans essaient, du moins du mieux qu'ils peuvent, de maintenir une communauté de vie cohérente. A la campagne, on fait de son mieux pour tous vivre dans une immense salle commune. En ville, c'est plus difficile, mais il n'est pas rare de voir toute une famille étendue (cousins, oncles et tantes, etc) habiter une seule grande maison à plusieurs étages, voire une tour ou un palais. Beaucoup de villes médiévales possèdent ce genre de grandes structures étendues.

Oh, au fait, vous avez dit propriété privée ? La solidarité du clan et les enfants nombreux impliquent une extrême division des parts d'héritage, mais qui étaient gérés en commun, et on se débrouillait de son mieux pour que le plu de choses possibles restent entre les mains de la famille étendue (les pères qui écrivent dans leur testament que les biens doivent rester indivis entre ses fils, etc). On arrivait parfois à de tels bordels et casse-têtes légaux que dans certains coins, on avait carrément inscrit dans la loi qu'on ne pouvait pas prendre de décision sur un bien immobilier sans avoir l'accord des voisins et de la parentèle proche, sauf à en référer au prince de la région ou à un tribunal ecclésiastique, même quand il s'agissait de raser une maison en ruine
 

Valyrian

Pilier
Notes sur 'Le clan familial au moyen âge' de Jacques Heers (2/2)

II- Un peu d'urbanisme médiéval



Un élément particulièrement intéressant de toute cette histoire, à mon sens, c'est la structure des villes médiévales. En effet, on ne peut pas vraiment dire qu'une ville était d'une entité bien définie : en fait, il s'agissait plutôt d'un assemblage de quartiers, et la ville était rarement "remplie". On avait régulièrement de grands espaces vides entre deux quartiers (d'ailleurs eux-mêmes bien délimités), voire même à l'intérieur de ceux-ci, qui appartenaient au clan et qui pouvaient être utilisés pour faire toutes sortes de choses : jardins, pâtures pour des animaux, voire même pour cultiver des vignes et avoir un vin "local". On avait même parfois des bouts de forêt ou bien des terrains vagues.
J'insiste là dessus : il ne s'agissait PAS d'espaces publics, mais bien de terres appartenant aux clans (la cité avait d'ailleurs parfois bien du mal à trouver des coins où construire des trucs publics...), et cette nette séparation entre deux lieux d'habitation tendait à renforcer l'indépendance et l'identité des quartiers les uns par rapport aux autres. On a en fait souvent, à l'intérieur des villes, des communautés assez fermées qui n'interagissaient pas toujours entre elles, c'était parfois un monde à part. Les clans ont aussi, pendant longtemps, entretenu leur propre chapelle ou leur église de quartier, souvent avec leurs propres mausolées n shiet.

Qui plus est, les maisons même du quartier étaient reliées les une aux autres par toute une série de caves, de passerelles entre les bâtiments, de cours intérieures, etc. Bref : de véritables villes (voire même des forteresses) dans la ville, avec ses propres accès internes et moyens de communication. De ce point de vue, la ville médiévale est fort différente de la ville romaine ou moderne avec ses grands espaces publics ouverts à tous !

De façon intéressante, ça vaut aussi pour le commerce : les grands marchés publics étaient rares, et on voyait plutôt une multitude de petites boutiques, marchés couverts, etc spécialisés dans leur domaine et qu'on trouvait dans des endroits précis au détour d'une ruelle : même à Constantinople, par exemple, on n'a *pas du tout* le même itinéraire si on veut acheter de l'orge, du blé, des verreries, des draps etc.


J'ai dit qu'on avait de véritables forteresses urbaines, mais ce n'est pas une exagération : d'une part, les clans des quartiers adjacents aux murailles de la ville ont souvent la possession légale du pan de mur et d'une ou plusieurs tours (ils sont responsables pour l'entretien, certes, mais des fois ils mettent un poste de douane en bas des tours, bref ils s'emmerdent pas), mais surtout les clans familiaux n'hésitent pas à construire eux-même des tours partout dans leur quartier. Chaque quartier avait au moins une demi-douzaine de tours (parfois bien plus), véritables donjons fortifiés servant à l'origine de base et d'entrepôt militaire. Ces tours avaient sans problème des murs de 3 ou 4 mètres d'épaisseur, faisaient bien 50 mètres carrés à la base et, dans certaines villes d'Italie, pas loin de 70 mètres de haut pour environ 6-7 étages (en Allemagne, elles sont plus tassées : 60-80 mètres carrés pour une vingtaine de mètres de haut).

Ces tours n'avaient pas de portes à leur base : on y accédait soit par des passerelles/ des ponts-levis via les bâtiments alentours, soit il fallait monter au 1er ou 2ème étage d'une maison collée à la tour pour pouvoir y rentrer. Vous imaginez bien que ces tours étaient un énorme frein au développement de l'état, c'était de véritables donjons en pleine ville (qu'on utilisait pour stocker des armes, etc), et généralement, les princes qui veulent s'affirmer (au gré des rébellions plus que selon un grand plan de centralisation) ont comme premier réflexe de raser les tours des récalcitrants.

Elles étaient généralement construites et entretenues par plusieurs branches du rameau familial, qui chacun avait en gros droit à un étage et pouvait accéder à la tour par sa propre entrée (interdit d'utiliser les autres). Il s'agissait de 'sociétés de tours', ratifiées légalement et tout, et avec un tas de clauses économiques et sociales : si un type se retrouvait sans domicile, un autre des signataires devait l'accueillir, etc. On imagine que tout ceci renforçait considérablement les liens sociaux entre les membres du clan.
Graduellement, elles ont fini par se transformer partiellement en endroit de vie avec des gens y habitant de façon permanente, et plus seulement comme entrepôt militaire ou comme salle de réunion pour affaires importantes.

En parlant de tours, à l'époque quand on commence à sentir que ça va être le bordel en ville, on érige rapidos des tours en brique et en bois un peu partout, des sortes de petits avants-postes mis à droite à gauche pour surveiller les allées et servir de planque à quelques hommes si vraiment le besoin s'en faisait sentir. Si quelque chose se tramait, on voyait nettement les conséquences dans l'espace urbain :noel:

D'ailleurs, les clans qui habitaient dans l'ancien espace romain n'ont pas hésité à s'accaparer les monuments antiques pour les transformer en forteresse : par exemple les amphithéâtres et autres colisées, qui étaient déjà haut et de forme circulaire, faisaient de bons châteaux une fois aménagés correctement. On rajoutait des tours, des chapelles et des fossés, on renforçait les murs, construisait des séparations et paf, vous avez une forteresse dans laquelle une centaine de personnes pouvaient loger. Pareil pour les vieux mausolées de familles romaines ou de vieux temples romains inutilisés : on n'hésitait pas à se servir, en somme.


Les clans contrôlaient en fait même assez souvent les terres autour de la ville, ce qui fait qu'ils pouvaient globalement contrôler les routes d'approvisionnement de cette dernière et choisir ce qui entre ou pas, ou ce qui est taxé ou pas, et ce malgré les meilleurs efforts des princes (genre il y a des nobles à Paris qui taxaient oklm les produits qui venaient d'ailleurs, et le Roi de France rageait parce qu'il voulait plutôt que les gens *lui* paient des taxes).

De manière plus générale, comme je l'ai dit, les grandes familles ont la haute main sur le commerce par le biais de grandes compagnies, où ils gardent aussi une mentalité très tribale, sans grande place laissée à des initiatives individuelles (si on voulait faire un truc, on devait passer par la compagnie du clan). Le problème étant ici qu'ils avaient tendance à ne pas séparer les activités de ladite compagnie, donc quand une aventure marchait pas, on pouvait parfois observer des faillites spectaculaires. C'est moins le cas dans certaines cités d'Italie, où on créé des compagnies anonymes spécialisées dans un commerce particulier, mais globalement c'est comme ça que ça marche.


Sans grande surprise, le service militaire et l'impôt s'accomplit en général sur base des quartiers et autres circonscriptions : même les bateaux sont armés et dirigés par les clans respectifs. D'ailleurs, même les mercenaires italiens, les célèbres condottiere, sont au final des seigneurs féodaux qui débarquent en ville avec leurs montagnards déters (qui sont leurs vassaux levés sur leurs terres) pour se mettre au service de la commune ou de l'état local. De plus, la base de la représentation politique, en ville, c'est le quartier (et pour calmer les guerres civiles, on introduit par la suite dans certaines cités le gouvernement via les guildes). Pour la gouvernance à un niveau local, on a régulièrement l'équivalent de réunions de co-propriétaires qui se déroulent pour désigner qui gérera le quartier et le représentera politiquement auprès des autres clans ou pour gérer un truc en particulier dans le quartier (que ça soit de coordonner les constructions ou de régler les querelles en interne). On désignait généralement des gens de bonne réputation, fortune, compétences etc. Tout ceci fait que la plupart des gens vivant dans les quartiers interagissent rarement avec des agents de la puissance publique (quand ils existent), mais passent bien une grande partie de leur vie à n'interagir qu'avec d'autres membres du clan.

Il est intéressant de constater que dans les colonies marchandes italiennes, on garde l'organisation de la métropole : si ta famille vient du quartier A de la ville d'origine, tu iras au quartier A de la colonie, etc.


On imagine donc que le "quartier aristocratique", le "quartier riche" etc ça n'existe pas, du moins pas avant la toute fin du moyen âge lorsque l'état s'emploie à détruire les clans pour affermir son pouvoir. Les clans étant des gros blocs socio-économiques rassemblant des individus de tout statut social, il n'y avait d'ailleurs pas à proprement parler de lutte des classes entre des blocs bien définis, ni réellement de solidarité de classe 'horizontale'. Les émeutes, souvent présentées par des historiens vaguement Marxisants comme un exemple frappant de soulèvement populaire, étaient non seulement toujours pilotées par des chefs de clan (en général contre un clan rival), mais en plus il s'agissait généralement d'artisans, donc pas exactement des classes économiquement défavorisées. On ne peut pas segmenter ce genre d'organisation sociale en 'classes' sans que tout ceci ait l'ai très artificiel, je pense que vous l'aurez compris.
Dans la même veine, l'idée d'une lutte de classe entre les 'nouveaux venus' marchands et financiers et l'ancienne aristocratie foncière et militaire semble malvenue, comme je l'ai déjà mentionné dans mes autres pavés sur l'économie et la lutte de factions. Le diagramme de Venn entre ces deux catégories est presque un cercle parfait, il n'y avait pas de réelle séparation entre les uns et les autres jusqu'à très tard dans le moyen âge (où les guerres civiles incessantes ou la centralisation du pouvoir royal ont tendu à la forte réduction du pouvoir des clans). De façon amusante, les 'nouveaux venus' de la période, c'est toute une classe de bureaucrates et d'administrateurs : chanceliers, sénéchaux, intendants des princes, bref, des ministériaux, qui s'enrichissent tranquillement en servant les grands princes, les évêques, etc. La fonction publique et la bureaucratie comme 'classe' sociale ascendante, ça aurait rappelé des choses à Trotsky, mais ça contredit le schéma d'analyse classique :noel:

Cela dit, il convient de signaler l'existence d'une sorte de 'prolétariat urbain', qui se concentrait généralement dans les faubourgs de la ville ou dans sa périphérie immédiate. Il s'agissait d'immigrés plus ou moins récents venus sans contacts préalables, de mendiants, de rejetés de toutes sortes, etc. Eux vivaient certainement une existence fort difficile, et étaient très sensible à toute forme de prêche messianique (et toute hérésie plus ou moins égalitaire), mais ne semble jamais avoir vécu que dans les marges de l'histoire médiévale, n'ayant jamais réellement été un élément actif dans les événements et restant globalement une note de bas de page
 

Tigrou

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Membre du personnel
Ça manque de précisions géographiques. Est-ce que c'était aussi comme ça à Saint-Petersbourg, à Constantinople et à Paris, ou juste en Italie du Nord ? :noel:

Aussi, j'aurais imaginé des réseaux non centralisés géographiquement. Genre comment la branche de Marseille s'organise avec la branche de Toulouse. :thinking:
 

Valyrian

Pilier
Globalement, la majeure partie des observations sont au moins valables pour l'Italie du Nord et du Centre (excepté Venise, qui a gardé des byzantins un état fort et centralisateur), le Sud de la France, et l'Allemagne, ainsi que toutes les colonies italiennes en méditerranée Orientale (y compris dans les états croisés donc). Je ne me souviens pas avoir vu beaucoup de références à l'Angleterre, ni vraiment en France du nord (l'impression que j'en ai retiré c'est que globalement ça marchait comme ça mais que le Roi a assez vite fait de son mieux pour réduire l'influence des clans et compagnie) et dans le sud de l'Espagne, ni beaucoup de commentaires sur les villes d'Europe de l'est :thinking:
 

Valyrian

Pilier
Notes sur 'Lumière du Moyen Âge' de Régine Pernoud, partie I

Ce pavé traitera d'un livre assez vieux (presque 80 ans !), écrit par une historienne du Moyen-Âge fort enthousiaste et bien décidée à dissiper la mauvaise réputation de la période médiévale :oui:

Il y a pas mal de formulations et d'informations intéressantes dans ce livre; j'ai donc pris des notes dont je vais livrer un résumé détaillé ci-dessous. Cela dit, je n'approuve pas ce livre dans son intégralité.

Quelques reproches


Il est assez évident, à la lecture de ce livre, que son auteur a cherché à faire une apologie du Moyen-Âge pour qu'il soit vu plus favorablement par nos contemporains... quitte à dire des choses objectivement fausses. C'est le cas de l'esclavage : elle souhaite renvoyer dos à dos l'Antiquité et la façon dont ils traitaient les autres êtres humains (y compris les esclaves) au Moyen-Âge, qui serait nettement plus 'doux' à cet égard. Elle n'hésite pas à déclarer qu'on ne trouve 'absolument aucune trace' de l'esclavage au Moyen-Âge. C'est peut-être vrai pour la France du Nord, d'où elle semble puiser la majeure partie de ses informations, mais c'est purement et simplement faux pour les terres méditerranéennes : Jacques Heers a écrit tout un livre sur le sujet.

De plus, elle ne semble pas avoir bien compris les implications profondes de certains trucs sur lesquels elle s'enthousiasmait. Par exemple, elle remarque que les gouvernements des communautés médiévales donnaient généralement d'assez bons résultats, et elle mentionne en passant cette forme de gouvernement 'curieuse' qu'on appelle le 'podestat' dans les cités méditerranéennes, qui consiste à remettre le pouvoir à un étranger. Elle ajoute : 'chaque fois que cette forme de gouvernement a été testée, elle a reçu pleine satisfaction'.
Pour rappel, un podestat, c'est un étranger à qui on file des pouvoirs dictatoriaux pour qu'il résolve la guerre civile qui a cours dans une cité. On part du principe qu'un étranger n'aura pas de parti pris et qu'il sera un juge équitable. Le fait qu'on y ait recours de façon endémique n'est pas du tout un signe de la bonne gestion de la chose publique au Moyen-âge, bien au contraire : jetez donc un oeil à mon pavé sur les querelles de factions durant la période médiévale.

Enfin, plus significatif, à mon sens, elle n'a pas réussi à percer la raison d'être profonde de trucs comme l'alchimie : elle le voit bien sûr comme précurseure de la chimie moderne. La pierre philosophale (et la transmutation), par exemple, est vue comme une intuition prémoderne du concept de radioactivité.... j'aurais pu pardonner pour l'astrologie (savoir qu'elle était vue comme 'horloge cosmique' n'est pas une information très répandue), mais il est un peu gênant de la voir insister sur plusieurs pages pour cette histoire d'alchimie pour vanter la qualité de la science médiévale à un lectorat moderne :noel:

En dehors de ça, ça reste un livre assez correct. Malgré tout, je n'irais pas jusqu'à dire que tout est à prendre sans restriction, et il n'est pas facile a priori de savoir ce qui relève de l'exagération ou non. J'imagine que sur ce point, le livre accuse quelque peu son âge.

Abordons maintenant les points intéressants :noel:


Conception de la propriété au Moyen-Âge

Le concept de propriété privée n'existe pas réellement au Moyen-Âge, du moins pas de manière très répandue, surtout en ce qui concerne les nobles. Cela peut surprendre, dans une société telle que la nôtre centrée sur l'individu; mais les médiévaux avaient une grille de lecture plus décentrée : la propriété était en fait chose familiale. Le propriétaire du moyen âge (et notamment les nobles) sont en fait compris comme étant des gestionnaires : le patrimoine appartient à la famille par octroi Royal et est tenu au nom de la gloire du clan, pas celle des individus. Le statut de noble comme les terres de leur domaine sont données en perpétuité à la descendance de ce dernier, mais seulement sous réserve qu'il ne les gère pas n'importe comment : il peut être déchu de l'un comme de l'autre par ses pairs ou le clergé, du moins en théorie. Au Moyen-Âge, l’individu est en fait beaucoup plus ‘anonyme’ : il est un organe de son clan et un membre inséparable de ses compagnons, un représentant de ses ancêtres, un gestionnaire du patrimoine de ses pères.

Il est donc interdit de priver ses héritiers de leurs biens, et interdit d’en disposer comme on voudrait. Rien à voir avec le concept antique et romain du pater familias, qui possède tous les droits sur ses biens et enfants (même à l'âge adulte !) et peut les déshériter comme bon lui semble et traiter par la loi ses enfants comme des possessions : ici, ‘pas d’héritier par testament’ ! De façon intéressante, cette vue 'patrimoniale' débouche souvent, quand des propriétaires décèdent sans héritiers directs, à l'octroi du domaine à des jeunes cousins éloignés plutôt que des grands-parents : c’est l’idée que le domaine doit être bien géré et immédiatement pris en main par des gens pleins d’énergie plutôt que de revenir à des personnes âgées.

Cette vision 'familiale' des affaires publiques explique d'ailleurs assez bien pourquoi la place de la femme dans le société médiévale est bien meilleure que celle dans l'antiquité romaine : elle devient automatiquement l’assistante (ou la co-gestionnaire, si l'on veut) de son époux dans la gestion des affaires publiques. Quand son époux part en croisade ou en pèlerinage, elle n’a en théorie besoin d’aucune autorisation pour prendre en charge les affaires publiques : cela lui revient de plein droit. Personne ne semble se demander pourquoi le terrible Moyen-Âge voit beaucoup plus de figures féminines importantes que le super monde romain, pourtant c’est assez facile à expliquer.


Légitimité de l'institution nobiliaire

L'un des plus gros coups de la propagande post-révolutionnaire (et des analystes plus ou moins marxisants), ça a été de faire croire que la société médiévale était rigidement segmentée, avec les différentes occupations sociales qui ne se fréquentent pas. Rien n'est plus éloigné de la vérité, puisqu'on a une foule d'actes notariés de transactions entre paysans qui portent la signature du baron et du curé locaux en guise de témoins. La vérité est que les nobles fréquentent régulièrement leurs paysans : il s'agit assez littéralement de leur cercle social.

L'un des devoirs principaux de la noblesse est de fournir des combattants pour protéger la population. Il ne s'agissait pas du tout d'une 'protection' théorique à la manière d'une institution mafieuse : On rappelle qu’en cas d’attaque, les paysans allaient se rassembler chez leur seigneur et derrière ses murs, pour manger le grain que ce dernier avait accumulé en réserve à le suite des taxes qu’il levait (grenier qui servait aussi en cas de famine). Un marchand dévalisé sur les terres d’un seigneur (qui avait la charge d’en assurer la sécurité) pouvait demander à ce dernier d’être remboursé. On peut difficilement faire plus concret niveau engagements de protection. Un vers apprécié de l'époque l'énonce assez clairement : ‘L’épée dit : c’est ma justice/ Garder les clercs de la sainte église/ Et ceux par qui viande est quise’ [= les paysans]. Et puis, il faut bien voir que les nobles avaient aussi pour charge d'arbitrer les conflits de leurs administrés (souvent avec l’appui du clerc local), sans parler de l’administration du domaine à qui il doit rendre des comptes métaphoriques à ses ancêtres et réels à son souverain. Les nobles, des privilégiés impotents… ?

En parlant de privilèges, on a réussi le tour de passe-passe mesquin de faire croire qu'il y avait 'les privilégiés' d'un côté et ‘la plèbe qui subit et est exploitée’ de l'autre. Un tas d'institutions avaient des privilèges divers, et notamment la paysannerie, par exemple : ces derniers les défendaient jalousement si les seigneurs tentaient les ignorer, et ils possédaient toutes sortes de protections juridiques. Si on était valet d’une université ou apprenti d’une guilde, on bénéficiait des privilèges réservés à ces institutions (par exemple ne relever que des tribunaux ecclésiastiques). En vérité, le patron d’usine du XIXème (et peut-être même de nos jours, en vérité) avait beaucoup plus de pouvoirs sur ses employés, juridiquement parlant, que les nobles n’en avaient sur leurs serfs (sans parler du pouvoir sur l’entreprise même, que le patron peut dissoudre et gérer à sa guise). De toutes façons, les nobles ont-ils intérêt à saigner ceux dont il tire ses revenus et qu’il fréquente souvent personnellement ? On voyait d’ailleurs souvent un noble local inviter les paysans aux banquets de noces de leurs enfants ; vous connaissez beaucoup de patrons qui font ça, vous ?

Soit dit en passant, les privilèges d’un noble sont souvent honorifiques. Cela équivaudrait à, mettons, avoir une place de choix aux festivités de la communauté, avoir le droit de parler le premier en public, le droit de porter certains habits, etc. Une grande partie de ces privilèges relèvent en fait des questions de préséance ; et pas seulement des questions purement économiques. Et puis, en théorie, les nobles sont astreints à des standards de comportements plus stricts que les petites gens (comme chez les hindous, d’ailleurs) : des textes de droits indiquent que ce qui serait puni d’une amende pour un roturier se transformerait pour un noble en la confiscation de ses biens meubles. Quant à savoir si c’était appliqué, bonne question ; mais en tout cas, cette idée était en vogue.

Enfin, l’auteur fait remarquer que la décadence de la noblesse a commencé quand on a essayé de la couper de ses attaches avec le reste de leur communauté, d’en faire une strate ‘fermée’ et rigide qui conservait des privilèges particuliers (exemptions fiscales diverses) alors que la situation avait changée (accroissement considérable du poids du fisc d’une part, diminution de l’implication militaire d’autre part), ce qui a contribué à créer un fossé entre ‘noblesse’ et ‘peuple’.
 

Valyrian

Pilier
Notes sur 'Lumière du Moyen Âge' de Régine Pernoud, partie II

Statut de la paysannerie

On s'imagine volontiers le paysan médiéval (et surtout les serfs) comme de terribles crève-la-faim maltraités, sales et méprisés, pas si loin que ça des esclaves antiques, finalement. Cette image, vous vous en doutez, le correspond pas à grand chose. Déjà, le serf est considéré comme une personne et pas comme un objet du point de vue légal, ce qui a son importance. Le servage, en effet, est codifié légalement de façon assez stricte : le seigneur ne peut pas faire ce qu'il veut de ses paysans, et ceux-ci sont tout à fait conscients de leurs droits qu'ils n'hésitent pas à revendiquer bruyamment le cas échéant.

Certes, le serf n’a pas le droit de quitter sa terre (ou de se marier avec une femme d’un peu trop loin) sauf permission de son seigneur. Certes, tous les biens meubles qu’il avait acquis en nom propre revenaient au seigneur à sa mort (encore que ce n’était pas toujours appliqué et que les serfs ont rapidement créé des communautés de biens pour contourner cette pratique). Mais en contrepartie, il ne paie pas d’impôts fonciers, n’est pas astreint au service militaire et on ne peut pas lui enlever sa terre ni la lui confisquer, y compris pour des dettes : c’est donc de fait une garantie contre le chômage et contre la ruine économique, ce qui n’était pas loin d’être considéré comme un privilège par certains à l’époque. Cela explique que, quand un Roi de France a aboli le servage dans ses domaines, il a fait face à un certain nombre de réfractaires ! Après tout, c’est logique : pour qu’un système perdure, il faut bien que certaines personnes trouvent leur compte, donc le refrain du pauvre paysan exploité et martyrisé n’est sans doute pas ce qui reflète le mieux la réalité. La vérité est que le moyen-âge est un tissu d'obligations réciproques (les serf aussi prennent serment), de privilèges particuliers, d'exceptions à telle ou telle règle, et de subtilités légales. L'analyse du tissu social est beaucoup plus complexe qu'on ne pourrait le croire (et l'est certainement qu'un ramassis d'analystes pseudo-marxistes veulent bien nous le faire croire).

D'ailleurs, en parlant de maltraitance et de mépris; le paysan est bien loin d'être méprisé au Moyen-Âge. On le voit partout apparaître dans la culture de l'époque, les chansons, la littérature, la poésie, etc. En vérité, c’est bien plus tard, durant la fin de l’Ancien Régime (et aussi les diverses Républiques, soit dit en passant) qu’on se met à mépriser les paysans. Le mépris de la paysannerie, c’est sans doute un truc de parvenu et de déraciné, au fond, qualificatifs qu’on ne peut guère appliquer au Moyen-Âge. Quant à l'exploitation, il convient de signaler en passant qu'au Moyen-Âge, on avait pas loin de 80 jours de congés plus 70 jours de congés partiels (on s’arrêtait de travailler à une heure de l’après-midi). Ces congés prenaient essentiellement le caractères de fêtes religieuses accompagnées de musique, pièces de théâtre et autre joyeusetés (d'ailleurs, de façon intéressante plutôt que de dire par exempe ‘le 28 Avril’ on disait ‘3 jours après la Saint-André’, ce qui semble indiquer qu’il y avait souvent des fêtes pour qu’on puisse compter de la sorte).

Enfin, pour le paysan mal nourri, ça vient sans doute du fait qu'au moyen âge on se nourrissait "d'herbes et de racines", qui était simplement le nom donné aux légumes et aux turberculeux. Mais bon, vous imaginez que c'était une occasion en or pour la propagande de faire passer le M-A pour une époque super terrible :noel:


Éducation et culture

Une chose très importante à prendre en compte pour bien comprendre la nature du Moyen-Âge, c'est qu'il s'agissait encore d'une époque où l'oral jouait un grand rôle : c'est après tout l'époque des crieurs, employés à la fois par les pouvoirs publics, mais aussi des enseignes privées : taverniers, vendeurs de vin, boulangers, etc. L’information est donnée publiquement, et pas vraiment affichée : souligne le côté ‘oral’ de cette civilisation. Ce n'est pas parce qu'on est illetré qu'on est inculte. Certes, il y avait un certain nombre d’illétrés (et encore, beaucoup des intervenants des actes notariés savaient signer), mais ça ne veut absolument pas dire que le peuple était inculte.

Typiquement, les statuts de certaines villes médiévales requièrent, pour certaines procédures, ‘de bons avocats, qu’ils soient lettrés ou non’ : c’est à mon sens très parlant. On a parfois appelé les vitraux ou bas-relief des églises les évangiles du peuple : ce n’était pas une façon de parler, les clercs en produisaient un commentaire extensif. Les paysans un peu curieux n'ignoraient rien des personnages bibliques ou historiques. On peut d'ailleurs remarquer que cela explique l’importance donnée à un éducation en rhétorique : être clerc, c’était être un personnage public, qui devait expliquer clairement et longuement certains concepts à la foule, qui n’hésitait pas à poser des questions, à lancer des bons mots et compagnie. Un sermon public était très largement plus vivant, amusant et passionnant qu’un cours d’université actuel, croyez moi ! Les chanteurs n’hésitaient pas à placer des références à des personnages bibliques voire mythologiques : les tisserands intégraient parfois des références à Ulysses et Pénélope, ou à Arianne (soit dit en passant, le Moyen-Âge n'avait aucun mal à s'imaginer des personnages comme Alexandre, Énée ou Aristote faire partie de sa civilisation, ce qui explique pourquoi on les récupérait sans vergogne). Quel intérêt si personne dans leur public (qui était loin d’être uniquement composé de nobles) ne les comprenait ? L’auteur dit : ‘Peut-on faire de l’alphabet le critérium de la culture ? De nos jours l’éducation est visuelle ; doit-on en déduire que l’éducation visuelle est la seule existante ?’. Tigrou voulait en parler dans un futur pavé, mais on voit bien que la culture n’était pas du tout réservée aux lettrés.

J'ai parlé de chanteurs, et ceci est fort important, car le moyen-âge est une époque d'intense poésie. On croise des poètes à tous les coins de rue limite, à chaque fête, cérémonie, à chaque occasion (on pourrait dire : à chaque prétexte) on voit une horde de gens chantonner et versifier : la poésie était beaucoup plus chose du peuple à l’époque qu’elle ne l’est de nos jours, et je ne suis pas sûr qu’on ait beaucoup gagné en qualité entre-temps. Cette anecdote montre à la fois le côté festif de la civilisation médiévale, mais aussi le fait que la culture n’était pas du tout réservée à une élite, ce qui devrait suffire à démystifier un peu le mythe d'un moyen-âge à moitié primitif. Et il est normal qu’il en soit ainsi, puisque les nobles se mêlaient à leurs administrés. L’observation est d’ailleurs aussi vraie pour ce qui concerne le théâtre. De plus, de manière générale, la culture au moyen-âge est tout à fait organique : l’anonymat des artistes est très courante, et il n’y a pas de droit d’auteur. Cela facilite très largement sa diffusion.


De manière générale, l’éducation était plus accessible qu’on le croit (écoles paroissiales, etc), et pouvaient ouvrir la voie à une solide mobilité sociale : l’auteur donne l’exemple de Maurice de Sully, évêque de Paris qui fait construire Notre-Dame et fils de mendiant ; d’Urbain VI fils de cordonnier, de Grégoire VII fils de pauvre chevrier, ou encore de Suger, régent de France pendant la Croisade de Louis VII qui est fils de serfs. Là encore, l'enseignement était typiquement oral : même l’enseignement universitaire était largement oral, avec une belle place réservée à la discussion. Les thèses et les doctorats étaient des exposés oraux plutôt que des documents écrits. D'ailleurs, de manière générale, les universités sont des sortes de communes auto-gérées : l’État ne peut pas y mettre les pattes, et elle décide de son propre budget, des frais d’inscription, etc. Les frais de l’université dépendaient grandement de la condition sociale de ceux qui s’y inscrivaient : elle était parfois de facto gratuite si on ne pouvait pas payer la cotisation, et on ne virait pas nécessairement les élèves quand ça arrivait.

D’ailleurs, il paraît que le monde universitaire était plutôt turbulent à l'époque : les étudiants passaient souvent (illégalement) d’une université à l’autre pour passer leurs examens si ceux de leur université sont réputés trop difficiles. Il paraît que les étudiants et les professeurs avaient une grande mobilité, n’hésitant pas à passer par un circuit de villes abritant des professeurs réputés pendant leur formation (certains devenant d’ailleurs descos et se reconvertissant dans le vagabondage…). Ce qui n'est pas très étonnant quand on sait qu'il y avait une dimension sportive à l'université : les étudiants devaient se maintenir en forme physiquement. Cela créait une ambiance assez différente de nos universités contemporaines à tous les niveaux, et même en terme d'échanges universitaires. Il paraît que l’université de Paris abritait quatre ‘nations’ (donc groupes d’étudiant de même origine) : allemands, français, picards, anglais… Comme quoi, la mobilité universitaire ne date pas d’hier. Bien sûr, tout ceci était seulement possible parce que le langage de l’université était le latin : cela facilitait grandement les échanges d’idées, mais aussi les échanges d’élèves et de professeurs, si l’on peut dire.


Sur la solidarité professionnelle

Plus haut, j'ai parlé de l'importance des serments (d'ailleurs souvent jurés sur les évangiles, et donc pris TRÈS au sérieux à une époque communautaire et religieuse) et des relations d'homme à homme. On pourrait ajouter en passant que le Moyen-Âge est l'époque où triomphe le rite et le symbole : on n’accepte pas une transaction ou un accord sans une forme de cérémonie : si on vend une terre, le vendeur conclut la transaction en donnant une gerbe de blé à l’acheteur. L’acte écrit sert pour mémoire, mais c’est ce rite qui donne la valeur à cet accord.

Il se trouve que ce modèle de relations d'homme à homme se retrouve également dans l'artisanat : sont engagés un maître et un apprenti (qui se sont choisis mutuellement), qui doivent protection et transmission de savoirs d'un côté, et obéissance et rigueur d’apprentissage à l’autre. L’apprenti bénéficie d’un tas de protections : le maître lui doit le gîte et le couvert, doit le pardonner si il fugue, ne peut prendre qu’un apprenti à la fois, etc. Il y a même une sorte d’inspection du travail de la guilde qui regarde si l’apprenti est bien traité.

On prenait très au sérieux l’honneur de la profession et le fait de jouer ‘fair-play’ : il y a des prix planchers et des prix plafonds, des mesures pour contrer la concurrence déloyale, contre le fait de piquer la clientèle de son collègue… on était donc incité à se démarquer plus par la qualité de son travail que par le seul prix. Il y avait moins d'intermédiaires, ce qui engendrait un vrai contact humain à tous les niveaux entre producteurs et consommateurs d'ailleurs : typiquement, quand on va chez un vendeur de draps ou de tissus, on y allait avec son tailleur pour être conseillé.

On était très fiers de son travail et de sa ligne de métier, et personne n’avait vraiment l’air d’avoir le sentiment d’être honteusement exploité. Dans certaines professions, comme chez les marchands et les financiers, on exigeait que ceux-ci versent une caution pour certifier de leur solvabilité (donc pour éviter qu'ils entachent la respectabilité du métier). On n’hésitait pas à repêcher les enfants de la communauté : l’orphelin d’un compagnon pouvait se voir offrir ses frais de formation si il décidait de reprendre la boutique de son père. Apparemment, on pouvait même voyager de ville en ville en dépensant très peu parce qu’en faisant jouer les contacts professionnels entre les différentes guildes, on pouvait bénéficier de l’hospitalité des collègues.

On n'hésitait d'ailleurs pas à mettre en place certaines mesures protectionnistes pour protéger les particularité, cultures et industries locales (ex : la culture de la vigne). Ça montre cette volonté d’être autarcique, et ça fait qu’il y a vraiment un effet style ‘poupée russe’ au niveau du territoire. En passant, les luddites n’ont d’ailleurs pas inventé grand-chose : il existait un concept de ‘crime de nouvelleté’, qui désignait le fait d’adopter sans considérations préliminaires extensives des innovations : on souhaitait s’assurer que rien ne vienne déchirer le tissu social, pour ainsi dire. On souhaitait donc attendre de voir si la chose nouvelle faisait ses preuves avant de la lancer inconsidérément dans l’air.


L’auteur fait remarquer qu’il y a très certainement un lien entre cette conception des relations sociales et la forme prise par les questions juridiques au moyen-âge. Dans le monde romain, où des réseaux de solidarités sont moins nettement marqués et où on traite avec des individus, il est beaucoup plus aisé d’imposer le droit romain très codifié et la bureaucratie qui va avec. Quand votre pays est composé de communautés autogérées, le droit coutumier et un côté beaucoup mieux adapté, et sans doute beaucoup plus résilient. Et puis, ces couches de réseaux de solidarité empêchent l’état central d’avoir vraiment une prise bien nette : l’état se construit en luttant contre ce genre d’institutions, qui réduisent l’efficacité de son action mais surtout la demande des populations pour son existence. De fait, l'influence du Roi sur ses sujets tient beaucoup plus de l'émulation que du commandement, en réalité : les princes imitent le Roi, qui leur donne l'exemple plus qu'il ne les commande.


On remarque en tout cas que dans le modèle féodal (socialement comme économiquement), on engage sa personne ; pas pas force de travail. On n’est pas un garde du corps ; on est un compagnon avec des vœux de loyauté personnelle. On n’est pas un salarié ; on est un Compagnon (donc de fait plus un auto-entrepreneur), membre d'une association qu'on a rejoint parfois à 14 ou 15 ans. Il y a un peu cette notion de ‘skin in the game’ de Taleb.
 
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