Quelques reproches :
— L'esclavage a également eu lieu à d'autres endroits qu'en Méditerranée. Par exemple, les Slaves tirent leur nom du fait qu'ils étaient souvent asservis.
— Pour l'alchimie, il faut voir de manière générale que la science ancienne n'est pas une version primitive de la science moderne. Les deux n'ont tout simplement pas de commune mesure. La science hylomorphique du Moyen Âge est le produit d'une métaphysique qui parle de substance, d'essence, de qualité, d'accident... La science matérialiste moderne, quant à elle, est le produit d'une métaphysique très différente, qui parle d'espace, de masse, d'énergie, etc. Les deux évoluent dans des univers mentaux trop différents pour que des éléments de théorie puissent être aussi facilement comparables. De manière générale, Régine Pernoud ne semble avoir qu'une culture assez limitée de la vision du monde (et de la philosophie) médiévale, et a tendance à faire de la rétroprojection à ce niveau.
Conception de la propriété au Moyen Âge :
Il y a un article résumant assez bien certaines problématiques qui a déjà été partagé dans la communauté par le passé. Je le renvoie ici :
philitt.fr
Pour citer un exemple qui me semble important, le droit de propriété moderne est le droit "d'user et d'abuser" de quelque chose. Cette notion de droit d'abus (abusus en droit de propriété) est complètement contraire à la mentalité traditionnelle. Il a pourtant profondément pénétré dans les mentalités modernes. Par exemple, "mon corps mon choix" signifie "mon corps m'appartient, et j'ai le droit d'abuser de ce qui m'appartient".
Légitimité de l'institution nobiliaire :
Rien de bien nouveau, mais ça vaut la peine d'être répété. Les nobles étaient avant tout les bellatores, ceux qui font la guerre. Relativement peu d'Empereurs (Kaisers comme Basileus) sont morts de causes naturelles.
Le terme "privilège" se divise en privi + lège et signifie "droit privé". Par exemple, les gens n'ont généralement pas le droit de découper autrui, mais les chirurgiens y ont droit dans le cadre de leurs fonctions ; c'est un exemple typique de "privilège" au sens médiéval du terme. Toute la société médiévale est non seulement privilégiée, elle est aussi de droit divin ; ce n'est pas spécifique aux seuls rois.
Les enfants du seigneur jouent avec ceux des paysans. Quand ils grandissent, tout le monde se connaît. Le paysan, qui peut avoir directement l'oreille de son seigneur et qui le connaît personnellement, a une bien plus grande influence sur la façon dont sa vie est gérée que dans n'importe quel système centralisé. La perte de cette influence s'est faite ressentir avec la centralisation, et on a ressenti le besoin de la retrouver, d'où la mise en place de la "démocratie" qui n'est en réalité qu'un ersatz.
Statut de la paysannerie :
Les serfs travaillaient beaucoup moins que l'employé moyen aujourd'hui, cela ne fait aucun doute. Il y a d'ailleurs un livre sur le sujet sur lequel j'aimerais bien mettre la main, The Overworked American.
Éducation et culture :
Pour précision, ce n'est pas tant un projet de pavé (du moins, ça ne l'était pas avant de lire le tiens) que la traduction d'un texte d'Ananda K. Coomaraswamy, The Bugbear of Litteracy. Coomaraswamy, qui a vécu au Sri Lanka, a assisté à la transformation qui a fait passer ce pays du mode d'éducation que tu décris au mode d'éducation moderne, très axé sur les lettres, et y a vu une perte considérable. Quelques notions que je tire de son texte :
— Le déclin de la poésie et l'alphabétisation forcée vont ensemble. Sa complainte principale, c'est que l'éducation "gratuite, laïque et obligatoire" s'accompagne inévitablement de ce déclin de la poésie populaire, qu'il juge pourtant supérieure à la littérature moderne. Elle ne se retrouve alors que dans les archives des historiens. Il insiste sur le fait que beaucoup de gens connaissaient par cœur des poésies contenant des dizaines de miliers de vers.
— Il insiste sur le fait que cette poésie populaire intéressait toutes les classes et tous les âges de la société, par opposition à la littérature moderne, qui est très ségrégée par classe, âge, et même sexe.
— Par rapport aux vitraux, il dit que dans une société traditionnelle, n'importe quel paysan peut expliquer le sens d'une œuvre d'art (il prend l'exemple des statues), là où dans le monde moderne, seule une poignée de spécialistes y parvient.
— L'exemple des tisserands rentre aussi en compte dans ce qu'il dit, comme quoi l'artisanat est une forme d'art, et que les objets dans un monde traditionnel doivent aussi bien nourrir l'âme que le corps, car "l'homme ne se nourrit pas que de pain". Les objets produits par un artisan doivent à la fois avoir une utilité pratique (corps), mais aussi une dimension plus cognitive (âme). Chaque objet d'art pourrait, dans l'idéal, servir de support de contemplation.
— En filigrane, on retrouve dans ce que tu dis une autre de ses analyses, à savoir que l'art a une dimension proprement cognitive. Aujourd'hui, l'art est perçu comme un moyen de produire des émotions avant tout, mais pour Coomaraswamy, un artefact réussit peut s'analyser cognitivement. Cela renvoie aux "commentaires extensifs" qui pouvaient être faits sur les œuvres médiévales.
— Par rapport au fait qu'il n'y avait pas que les nobles qui payaient pour les objets d'art (notamment artisanaux) : Coomaraswamy insiste sur le fait que le mécène, c'est tout simplement notre "consommateur", et non un type de noble spécial ou quoi.
— Il cite la préférence de Platon pour l'apprentissage par cœur en comparaison de la culture livresque, et de l'oral sur l'écrit, ce qui semble effectivement se retrouver dans les universités médiévales.
Sur la solidarité professionnelle :
Tu m'apprends quelque chose sur le "crime de nouvelleté", mais ça ne me surprend guère, et ça ne fait que (dé)montrer la cohérence de nos recherches.
"Ça montre cette volonté d’être autarcique" → Les implications sur l'analyse de l'économie médiévale seraient sans doute considérables. L'économie moderne, comme tu le sais, n'a d'yeux que pour le commerce. En cas d'autarcie, ce qui est considéré c'est la valeur d'usage avant tout, et non la valeur marchande. Pas de commerce, pas de marché, rien de tout ça. Toute la vision économiste moderne s'effondre devant la possibilité d'un mode de "distribution" autarcique. La preuve par l'exemple de la non-universalité de l'homo œconomicus...
Qu'un homme puisse voyager à pas cher grâce à son réseau de guilde montre d'ailleurs que la guilde ne se confond pas forcément avec le fief, comme on aurait pu le croire dans la présentation des villes italiennes, où chaque quartier a un rôle économique qui lui est propre.
L'idée selon laquelle "on engage sa personne, pas sa force de travail" a aussi des répercussions qui vont au-delà de l'idée talebienne de "jouer sa peau", même si cette dernière s'y applique. La notion marxiste d'aliénation se base justement sur la mise en vente de sa force de travail sur un marché du travail : le travail de l'ouvrier n'est plus qu'une marchandise comme une autre. Cela s'oppose à la vision médiévale du travail comme art et comme vocation, c'est-à-dire comme accomplissement de soi, comme réalisation de son potentiel humain, ce qui en fait un acte d'adoration (laborare est orare).
Je te renvoie aussi au texte d'Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, dans lequel il fait ce genre de parallèle au niveau des idées. Il dit que la vision moderne (qualifiée peut-être abusivement de "chrétienne") consiste à engager sa raison mais pas sa personne, alors que la vision hitlérienne (qualifiée "d'archaïque", peut-être à raison compte tenu des éléments que tu apportes) consiste à engager sa personne dans le débat d'idées. Ça ne colle pas totalement à nos propres analyses (il y a notament une analyse du sentiment purement biologique du corps qui semble bien correspondre à une dérive moderne), mais il y a peut-être quelque chose à en tirer.
Petit extrait :
— L'esclavage a également eu lieu à d'autres endroits qu'en Méditerranée. Par exemple, les Slaves tirent leur nom du fait qu'ils étaient souvent asservis.
— Pour l'alchimie, il faut voir de manière générale que la science ancienne n'est pas une version primitive de la science moderne. Les deux n'ont tout simplement pas de commune mesure. La science hylomorphique du Moyen Âge est le produit d'une métaphysique qui parle de substance, d'essence, de qualité, d'accident... La science matérialiste moderne, quant à elle, est le produit d'une métaphysique très différente, qui parle d'espace, de masse, d'énergie, etc. Les deux évoluent dans des univers mentaux trop différents pour que des éléments de théorie puissent être aussi facilement comparables. De manière générale, Régine Pernoud ne semble avoir qu'une culture assez limitée de la vision du monde (et de la philosophie) médiévale, et a tendance à faire de la rétroprojection à ce niveau.
Conception de la propriété au Moyen Âge :
Il y a un article résumant assez bien certaines problématiques qui a déjà été partagé dans la communauté par le passé. Je le renvoie ici :

Le droit de propriété : un blasphème contre Dieu – PHILITT
La propriété constitue l’un des principaux piliers de la société moderne, notamment occidentale. Néanmoins, le droit de propriété, entendu comme le pou
Pour citer un exemple qui me semble important, le droit de propriété moderne est le droit "d'user et d'abuser" de quelque chose. Cette notion de droit d'abus (abusus en droit de propriété) est complètement contraire à la mentalité traditionnelle. Il a pourtant profondément pénétré dans les mentalités modernes. Par exemple, "mon corps mon choix" signifie "mon corps m'appartient, et j'ai le droit d'abuser de ce qui m'appartient".
Légitimité de l'institution nobiliaire :
Rien de bien nouveau, mais ça vaut la peine d'être répété. Les nobles étaient avant tout les bellatores, ceux qui font la guerre. Relativement peu d'Empereurs (Kaisers comme Basileus) sont morts de causes naturelles.
Le terme "privilège" se divise en privi + lège et signifie "droit privé". Par exemple, les gens n'ont généralement pas le droit de découper autrui, mais les chirurgiens y ont droit dans le cadre de leurs fonctions ; c'est un exemple typique de "privilège" au sens médiéval du terme. Toute la société médiévale est non seulement privilégiée, elle est aussi de droit divin ; ce n'est pas spécifique aux seuls rois.
Les enfants du seigneur jouent avec ceux des paysans. Quand ils grandissent, tout le monde se connaît. Le paysan, qui peut avoir directement l'oreille de son seigneur et qui le connaît personnellement, a une bien plus grande influence sur la façon dont sa vie est gérée que dans n'importe quel système centralisé. La perte de cette influence s'est faite ressentir avec la centralisation, et on a ressenti le besoin de la retrouver, d'où la mise en place de la "démocratie" qui n'est en réalité qu'un ersatz.
Statut de la paysannerie :
Les serfs travaillaient beaucoup moins que l'employé moyen aujourd'hui, cela ne fait aucun doute. Il y a d'ailleurs un livre sur le sujet sur lequel j'aimerais bien mettre la main, The Overworked American.
Éducation et culture :
Pour précision, ce n'est pas tant un projet de pavé (du moins, ça ne l'était pas avant de lire le tiens) que la traduction d'un texte d'Ananda K. Coomaraswamy, The Bugbear of Litteracy. Coomaraswamy, qui a vécu au Sri Lanka, a assisté à la transformation qui a fait passer ce pays du mode d'éducation que tu décris au mode d'éducation moderne, très axé sur les lettres, et y a vu une perte considérable. Quelques notions que je tire de son texte :
— Le déclin de la poésie et l'alphabétisation forcée vont ensemble. Sa complainte principale, c'est que l'éducation "gratuite, laïque et obligatoire" s'accompagne inévitablement de ce déclin de la poésie populaire, qu'il juge pourtant supérieure à la littérature moderne. Elle ne se retrouve alors que dans les archives des historiens. Il insiste sur le fait que beaucoup de gens connaissaient par cœur des poésies contenant des dizaines de miliers de vers.
— Il insiste sur le fait que cette poésie populaire intéressait toutes les classes et tous les âges de la société, par opposition à la littérature moderne, qui est très ségrégée par classe, âge, et même sexe.
— Par rapport aux vitraux, il dit que dans une société traditionnelle, n'importe quel paysan peut expliquer le sens d'une œuvre d'art (il prend l'exemple des statues), là où dans le monde moderne, seule une poignée de spécialistes y parvient.
— L'exemple des tisserands rentre aussi en compte dans ce qu'il dit, comme quoi l'artisanat est une forme d'art, et que les objets dans un monde traditionnel doivent aussi bien nourrir l'âme que le corps, car "l'homme ne se nourrit pas que de pain". Les objets produits par un artisan doivent à la fois avoir une utilité pratique (corps), mais aussi une dimension plus cognitive (âme). Chaque objet d'art pourrait, dans l'idéal, servir de support de contemplation.
— En filigrane, on retrouve dans ce que tu dis une autre de ses analyses, à savoir que l'art a une dimension proprement cognitive. Aujourd'hui, l'art est perçu comme un moyen de produire des émotions avant tout, mais pour Coomaraswamy, un artefact réussit peut s'analyser cognitivement. Cela renvoie aux "commentaires extensifs" qui pouvaient être faits sur les œuvres médiévales.
— Par rapport au fait qu'il n'y avait pas que les nobles qui payaient pour les objets d'art (notamment artisanaux) : Coomaraswamy insiste sur le fait que le mécène, c'est tout simplement notre "consommateur", et non un type de noble spécial ou quoi.
— Il cite la préférence de Platon pour l'apprentissage par cœur en comparaison de la culture livresque, et de l'oral sur l'écrit, ce qui semble effectivement se retrouver dans les universités médiévales.
Sur la solidarité professionnelle :
Tu m'apprends quelque chose sur le "crime de nouvelleté", mais ça ne me surprend guère, et ça ne fait que (dé)montrer la cohérence de nos recherches.
"Ça montre cette volonté d’être autarcique" → Les implications sur l'analyse de l'économie médiévale seraient sans doute considérables. L'économie moderne, comme tu le sais, n'a d'yeux que pour le commerce. En cas d'autarcie, ce qui est considéré c'est la valeur d'usage avant tout, et non la valeur marchande. Pas de commerce, pas de marché, rien de tout ça. Toute la vision économiste moderne s'effondre devant la possibilité d'un mode de "distribution" autarcique. La preuve par l'exemple de la non-universalité de l'homo œconomicus...
Qu'un homme puisse voyager à pas cher grâce à son réseau de guilde montre d'ailleurs que la guilde ne se confond pas forcément avec le fief, comme on aurait pu le croire dans la présentation des villes italiennes, où chaque quartier a un rôle économique qui lui est propre.
L'idée selon laquelle "on engage sa personne, pas sa force de travail" a aussi des répercussions qui vont au-delà de l'idée talebienne de "jouer sa peau", même si cette dernière s'y applique. La notion marxiste d'aliénation se base justement sur la mise en vente de sa force de travail sur un marché du travail : le travail de l'ouvrier n'est plus qu'une marchandise comme une autre. Cela s'oppose à la vision médiévale du travail comme art et comme vocation, c'est-à-dire comme accomplissement de soi, comme réalisation de son potentiel humain, ce qui en fait un acte d'adoration (laborare est orare).
Je te renvoie aussi au texte d'Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, dans lequel il fait ce genre de parallèle au niveau des idées. Il dit que la vision moderne (qualifiée peut-être abusivement de "chrétienne") consiste à engager sa raison mais pas sa personne, alors que la vision hitlérienne (qualifiée "d'archaïque", peut-être à raison compte tenu des éléments que tu apportes) consiste à engager sa personne dans le débat d'idées. Ça ne colle pas totalement à nos propres analyses (il y a notament une analyse du sentiment purement biologique du corps qui semble bien correspondre à une dérive moderne), mais il y a peut-être quelque chose à en tirer.
Petit extrait :
EDIT : Même si les femmes étaient autorisées à gouverner en tant que régentes, mes recherches tendent à montrer qu'elles n'étaient pas formées pour.« Ce qui caractérise la structure de la pensée et de la vérité dans le monde occidental — nous l'avons souligné — c'est la distance qui sépare initialement l'homme et le monde d'idées où il choisira sa vérité. Il est libre et seul devant ce monde. Il est libre au point de pouvoir ne pas franchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilité fondamentale de l'esprit occidental. Mais une fois la distance franchie et la vérité saisie, l'homme n'en réserve pas moins sa liberté. L'homme peut se ressaisir et revenir sur son choix. Dans l'affirmation couve déjà la négation future. Cette liberté constitue toute la dignité de la pensée, mais elle en recèle aussi le danger. Dans l'intervalle qui sépare l'homme et l'idée se glisse le mensonge.
La pensée devient jeu. L'homme se complaît dans sa liberté et ne se compromet définitivement avec aucune vérité. Il transforme son pouvoir de douter en un manque de conviction. Ne pas s'enchaîner à une vérité devient pour lui ne pas engager sa personne dans la création des valeurs spirituelles. La sincérité devenue impossible met fin à tout héroïsme. La civilisation est envahie par tout ce qui n'est pas authentique, par le succédané mis au service des intérêts et de la mode. »
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