Archive [HISTOIRE] Bibliothèque des pavés de Valy

Tigrou

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Quelques reproches :
— L'esclavage a également eu lieu à d'autres endroits qu'en Méditerranée. Par exemple, les Slaves tirent leur nom du fait qu'ils étaient souvent asservis.
— Pour l'alchimie, il faut voir de manière générale que la science ancienne n'est pas une version primitive de la science moderne. Les deux n'ont tout simplement pas de commune mesure. La science hylomorphique du Moyen Âge est le produit d'une métaphysique qui parle de substance, d'essence, de qualité, d'accident... La science matérialiste moderne, quant à elle, est le produit d'une métaphysique très différente, qui parle d'espace, de masse, d'énergie, etc. Les deux évoluent dans des univers mentaux trop différents pour que des éléments de théorie puissent être aussi facilement comparables. De manière générale, Régine Pernoud ne semble avoir qu'une culture assez limitée de la vision du monde (et de la philosophie) médiévale, et a tendance à faire de la rétroprojection à ce niveau.

Conception de la propriété au Moyen Âge :
Il y a un article résumant assez bien certaines problématiques qui a déjà été partagé dans la communauté par le passé. Je le renvoie ici :


Pour citer un exemple qui me semble important, le droit de propriété moderne est le droit "d'user et d'abuser" de quelque chose. Cette notion de droit d'abus (abusus en droit de propriété) est complètement contraire à la mentalité traditionnelle. Il a pourtant profondément pénétré dans les mentalités modernes. Par exemple, "mon corps mon choix" signifie "mon corps m'appartient, et j'ai le droit d'abuser de ce qui m'appartient".

Légitimité de l'institution nobiliaire :
Rien de bien nouveau, mais ça vaut la peine d'être répété. Les nobles étaient avant tout les bellatores, ceux qui font la guerre. Relativement peu d'Empereurs (Kaisers comme Basileus) sont morts de causes naturelles.

Le terme "privilège" se divise en privi + lège et signifie "droit privé". Par exemple, les gens n'ont généralement pas le droit de découper autrui, mais les chirurgiens y ont droit dans le cadre de leurs fonctions ; c'est un exemple typique de "privilège" au sens médiéval du terme. Toute la société médiévale est non seulement privilégiée, elle est aussi de droit divin ; ce n'est pas spécifique aux seuls rois.

Les enfants du seigneur jouent avec ceux des paysans. Quand ils grandissent, tout le monde se connaît. Le paysan, qui peut avoir directement l'oreille de son seigneur et qui le connaît personnellement, a une bien plus grande influence sur la façon dont sa vie est gérée que dans n'importe quel système centralisé. La perte de cette influence s'est faite ressentir avec la centralisation, et on a ressenti le besoin de la retrouver, d'où la mise en place de la "démocratie" qui n'est en réalité qu'un ersatz.

Statut de la paysannerie :
Les serfs travaillaient beaucoup moins que l'employé moyen aujourd'hui, cela ne fait aucun doute. Il y a d'ailleurs un livre sur le sujet sur lequel j'aimerais bien mettre la main, The Overworked American.

Éducation et culture :
Pour précision, ce n'est pas tant un projet de pavé (du moins, ça ne l'était pas avant de lire le tiens) que la traduction d'un texte d'Ananda K. Coomaraswamy, The Bugbear of Litteracy. Coomaraswamy, qui a vécu au Sri Lanka, a assisté à la transformation qui a fait passer ce pays du mode d'éducation que tu décris au mode d'éducation moderne, très axé sur les lettres, et y a vu une perte considérable. Quelques notions que je tire de son texte :
— Le déclin de la poésie et l'alphabétisation forcée vont ensemble. Sa complainte principale, c'est que l'éducation "gratuite, laïque et obligatoire" s'accompagne inévitablement de ce déclin de la poésie populaire, qu'il juge pourtant supérieure à la littérature moderne. Elle ne se retrouve alors que dans les archives des historiens. Il insiste sur le fait que beaucoup de gens connaissaient par cœur des poésies contenant des dizaines de miliers de vers.
— Il insiste sur le fait que cette poésie populaire intéressait toutes les classes et tous les âges de la société, par opposition à la littérature moderne, qui est très ségrégée par classe, âge, et même sexe.
— Par rapport aux vitraux, il dit que dans une société traditionnelle, n'importe quel paysan peut expliquer le sens d'une œuvre d'art (il prend l'exemple des statues), là où dans le monde moderne, seule une poignée de spécialistes y parvient.
— L'exemple des tisserands rentre aussi en compte dans ce qu'il dit, comme quoi l'artisanat est une forme d'art, et que les objets dans un monde traditionnel doivent aussi bien nourrir l'âme que le corps, car "l'homme ne se nourrit pas que de pain". Les objets produits par un artisan doivent à la fois avoir une utilité pratique (corps), mais aussi une dimension plus cognitive (âme). Chaque objet d'art pourrait, dans l'idéal, servir de support de contemplation.
— En filigrane, on retrouve dans ce que tu dis une autre de ses analyses, à savoir que l'art a une dimension proprement cognitive. Aujourd'hui, l'art est perçu comme un moyen de produire des émotions avant tout, mais pour Coomaraswamy, un artefact réussit peut s'analyser cognitivement. Cela renvoie aux "commentaires extensifs" qui pouvaient être faits sur les œuvres médiévales.
— Par rapport au fait qu'il n'y avait pas que les nobles qui payaient pour les objets d'art (notamment artisanaux) : Coomaraswamy insiste sur le fait que le mécène, c'est tout simplement notre "consommateur", et non un type de noble spécial ou quoi.
— Il cite la préférence de Platon pour l'apprentissage par cœur en comparaison de la culture livresque, et de l'oral sur l'écrit, ce qui semble effectivement se retrouver dans les universités médiévales.

Sur la solidarité professionnelle :
Tu m'apprends quelque chose sur le "crime de nouvelleté", mais ça ne me surprend guère, et ça ne fait que (dé)montrer la cohérence de nos recherches.

"Ça montre cette volonté d’être autarcique" → Les implications sur l'analyse de l'économie médiévale seraient sans doute considérables. L'économie moderne, comme tu le sais, n'a d'yeux que pour le commerce. En cas d'autarcie, ce qui est considéré c'est la valeur d'usage avant tout, et non la valeur marchande. Pas de commerce, pas de marché, rien de tout ça. Toute la vision économiste moderne s'effondre devant la possibilité d'un mode de "distribution" autarcique. La preuve par l'exemple de la non-universalité de l'homo œconomicus...

Qu'un homme puisse voyager à pas cher grâce à son réseau de guilde montre d'ailleurs que la guilde ne se confond pas forcément avec le fief, comme on aurait pu le croire dans la présentation des villes italiennes, où chaque quartier a un rôle économique qui lui est propre.

L'idée selon laquelle "on engage sa personne, pas sa force de travail" a aussi des répercussions qui vont au-delà de l'idée talebienne de "jouer sa peau", même si cette dernière s'y applique. La notion marxiste d'aliénation se base justement sur la mise en vente de sa force de travail sur un marché du travail : le travail de l'ouvrier n'est plus qu'une marchandise comme une autre. Cela s'oppose à la vision médiévale du travail comme art et comme vocation, c'est-à-dire comme accomplissement de soi, comme réalisation de son potentiel humain, ce qui en fait un acte d'adoration (laborare est orare).

Je te renvoie aussi au texte d'Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, dans lequel il fait ce genre de parallèle au niveau des idées. Il dit que la vision moderne (qualifiée peut-être abusivement de "chrétienne") consiste à engager sa raison mais pas sa personne, alors que la vision hitlérienne (qualifiée "d'archaïque", peut-être à raison compte tenu des éléments que tu apportes) consiste à engager sa personne dans le débat d'idées. Ça ne colle pas totalement à nos propres analyses (il y a notament une analyse du sentiment purement biologique du corps qui semble bien correspondre à une dérive moderne), mais il y a peut-être quelque chose à en tirer.

Petit extrait :

« Ce qui caractérise la structure de la pensée et de la vérité dans le monde occidental — nous l'avons souligné — c'est la distance qui sépare initialement l'homme et le monde d'idées où il choisira sa vérité. Il est libre et seul devant ce monde. Il est libre au point de pouvoir ne pas franchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilité fondamentale de l'esprit occidental. Mais une fois la distance franchie et la vérité saisie, l'homme n'en réserve pas moins sa liberté. L'homme peut se ressaisir et revenir sur son choix. Dans l'affirmation couve déjà la négation future. Cette liberté constitue toute la dignité de la pensée, mais elle en recèle aussi le danger. Dans l'intervalle qui sépare l'homme et l'idée se glisse le mensonge.

La pensée devient jeu. L'homme se complaît dans sa liberté et ne se compromet définitivement avec aucune vérité. Il transforme son pouvoir de douter en un manque de conviction. Ne pas s'enchaîner à une vérité devient pour lui ne pas engager sa personne dans la création des valeurs spirituelles. La sincérité devenue impossible met fin à tout héroïsme. La civilisation est envahie par tout ce qui n'est pas authentique, par le succédané mis au service des intérêts et de la mode. »
EDIT : Même si les femmes étaient autorisées à gouverner en tant que régentes, mes recherches tendent à montrer qu'elles n'étaient pas formées pour.
 
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Je vais juste terminer ces notes en insérant quelques notes supplémentaires que j'avais oublié :

Quelques trucs sur l’église

Il convient de remarquer que la religion chrétienne, et l’église en particulier, constituent vraiment la charpente de la civilisation médiévale.

On pleurniche souvent sur l’église, cette terrible traqueuse d’hérésie ; mais on oublie un peu trop souvent que les hérésies en question étaient réprimées de manière beaucoup plus violentes par les seigneurs laïcs, pour une raison assez simple : les hérétiques perturbaient de manière très importante l’ordre social en place. Les Albigeois, par exemple, voulaient abolir les serments : au vu de leur importance colossale sur la société médiévale, on imagine bien que ça aurait eu de sacré conséquence. D’ailleurs, j’en profite pour signaler qu’apparemment, la torture était effectivement employée ponctuellement, mais qu’il était nécessaire d’avoir un début de preuve pour ce faire. On ne peut pas, normalement, employer la torture pour obtenir des preuves, juste une confirmation ou une infirmation.

Même dans les relations internationales, ce qui unissait tout cet enchevêtrement d’organisations, de relations d’homme à hommes et de clans, c’était la conscience d’appartenir à une super-communauté d’échelle globale, à un ordre dépassant de loin notre petit environnement personnel. Les seigneurs, les pays, les clans, les guildes, elles peuvent toutes bénéficier de médiateurs religieux (ou même laïcs, mais qui juraient les mêmes serments sur les mêmes Écritures). L’Église était un arbitre ultime qui pouvait mettre en branle ou arrêter des masses d’hommes et de ressources, et garantissait un ordre international très différent du système Westphalien. Cette conscience était assez marquée : des colons nordiques du Groenland n’ont pas hésité à envoyer une cargaison de peaux de phoques et de défenses de morses à Rome pour participer au financement d’une Croisade ; pour qu’on se sente concernés à de telles distances, voilà qui est assez exceptionnel. L’Église avait d’ailleurs fait beaucoup d’efforts pour placer des restrictions sur les guerres livrées entre chrétiens : pas le droit de faire la guerre entre telle ou telle période, trêve obligatoire pour telle fête, obligation d’attendre quarante jours entre l’offense et le commencement des hostilités, etc.


Le Moyen-âge et l’humour

Contrairement à l’image morne et grise d’une époque où il pleuvait tout le temps, la période médiévale est une période où on aime rire de tout et de n’importe quoi. On pousse très loin le sarcasme et la dérision, y compris pour des choses qu’on penserait intouchables. Apparemment, pas mal de copistes inscrivaient des petites annotations rigolotes dans les ouvrages sur lesquels ils travaillaient, du style ‘après un tel livre, le copiste mérite bien une jolie blonde’. Dans le même genre, vous devez déjà avoir vu les pourceaux déguisés en chevalier dans les enluminures. On avait aussi des manuels de préséance sarcastiques, qui donnaient des conseils du type ‘quand vous êtes invités chez quelqu’un, évitez de piquer les couverts en argent et de vous moucher dans ses draps’. On a aussi des perles de poésie basée du style ‘La femme aime le miel plu qu’une ourse / Elle vous aimera tant que vous aurez de l’or dans vos bourses’. Bref, le Moyen-âge était une époque qui aimait beaucoup la vie, le rire, les couleurs vives et l’esprit joyeux.

D’ailleurs, il semblerait que dans les textes médiévaux indiquent l’existence d’un huitième péché capital, la ‘tristitia’, qui désigne le fait d’être blasé et pessimiste. Après tout, tout ce qui arrive est soit un bienfait de Dieu, soit une épreuve qui nous fera grandir si on parvient à la surmonter donc pas besoin de déprimer.





En conclusion, l’auteur utilise une formulation intéressante pour décrire la vie médiévale : celle d’une gravitation entre deux ‘pôles’ apparemment opposés : le manoir d’un côté, le pèlerinage de l’autre. Je trouve cette formulation assez intéressante : elle illustre bien ce curieux mix de religiosité, de déplacements réguliers sur d’assez longue distance, d’attachement à la terre et la famille, etc.
 

Valyrian

Pilier
Notes sur 'Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme' de Georges Duby - Partie I

Ce livre, comme son nom l’indique, traite de la théorie Trois Ordres qui ont tant marqué la France entre les années 700 et la Révolution. Mais il ne s’agit pas d’un livre qui analyse ‘concrètement’ la place des uns et des autres dans la vie de tous les jours : il s’agit plutôt ici d’analyser l’idée qu’on se faisait de cette tri-fonctionnalité. En d’autres termes, Duby va analyser plusieurs textes écrits sur le sujet pendant la période médiévale, histoire de voir comment les médiévaux eux-même envisageaient les choses. Ce livre se présente donc comme une sorte d’histoire des idées, si l’on veut : comment elles évoluent, comment elles s’articulent, comment elles s’opposent aussi parfois. Bien sûr, Duby se fonde principalement sur des textes de grands ecclésiastiques de France du Nord, et j’ai l’envie mesquine de faire remarquer que c’est peut-être parce que ces textes demandent beaucoup moins de travail pour les dénicher. En tout cas, cela en restreint quelque peu le champ d’analyse. C’est d’ailleurs amusant que Duby commente dans l’introduction que les livres et la littérature (les seules sources qu’il utilise) avaient un côté ‘exercice stylistique’ et que ses auteurs étaient probablement encore plus déconnectés de la plèbe que les écrivains modernes. Il croit peut-être que ses propres bouquins sont lus par des prolétaires et des ouvriers, mais en tout cas, vu mes pavés précédents, je pense au contraire que ces idées et les arguments qui vont avec pouvaient connaître une diffusion bien plus large que les seuls lettrés.

Comme il est question d’analyse de textes politico-idéologiques, elle est forcément marquée par la compréhension qu’en a son auteur. C’est donc pour ça que je n’aime pas vraiment les livres de Duby ; parce qu’il est évident qu’il est tout sauf neutre dans sa manière d’aborder le Moyen Âge. Après tout, c’était un membre de l’école des annales, et son analyse semble porter des relents de pseudo-marxisme mal digéré. Ce livre est rempli de termes comme ‘rapports de production’, le ‘modèle de production seigneurial’, de ‘lutte des classes’, ‘infrastructure des relations sociales’, d’ ‘aliénation de ses bras au service d’autrui’, et il dit ouvertement dans l’introduction qu’il souhaite ‘démystifier’ cette trifonctionnalité. Certes, il entend par là qu’il veut faire la part entre ce qui est représentation mentale et application réelle du modèle, mais je ne peux pas m’empêcher de trouver extrêmement suspect le vocabulaire utilisé. En tout cas, lire Duby et le comparer à Heers ou à Pernoud, ça n’est pas du tout la même expérience.

Je ne vais pas refaire tout l’historique, ce serait beaucoup trop long et ennuyeux. Mais je vais essayer de résumer les passages qui me paraissent intéressants et de mettre en lumière différentes conceptions des uns et des autres.


Que sont les trois ordres ?

On peut sans doute résumer ce concept par le passage suivant : ‘Les uns sont dédiés particulièrement au service de Dieu, les autres à conserver l’État par les armes, les autres à le nourrir et le maintenir par les exercices de la paix. Ce sont nos trois ordres ou états généraux de France : Clergé, Noblesse et Tiers-État’.

De façon assez intéressante, on n’explique jamais vraiment pourquoi spécifiquement trois ordres : il n’y a pas vraiment de justification énoncée clairement. On présente presque cela comme quelque chose relevant de l’empirisme, de la constatation pure et simple. Duby le voit évidemment comme une faiblesse du discours, et évoque une influence trinitaire chrétienne, les trois-qui-sont-un et qui, dans leur union créent l’harmonie : après tout, ‘Triple est la maison de Dieu que l’on croit une’, écrit-on à l’époque. Ça me paraît tiré par les cheveux, mais admettons. En tout cas, avant la tripartition, il était commun chez les écrivains de marquer une séparation entre le clergé d’un côté et le peuple de l’autre (ceux qui font partie de l’église du christ, et leurs ouailles). Il n’y avait pas tant que cela de pensée articulant pouvoir temporel et pouvoir spirituel, même si certains avaient déjà commenté des versets de la Bible faisant apparaître trois catégories : les senatores, les milites et les agricolae : ce ne sont pas encore les noms ‘officiels’ d’oratores, bellatores et laboratores, mais on s’y rapproche.


En tout cas, on développa assez vite ces thèses, puisque le Christ est à la fois prêtre et Roi, et qu’il y a donc une certaine légitimité à considérer ces deux fonctions prises ensembles. On distingue donc assez vite ‘ceux qui servent dans la milice du siècle et ceux qui servent dans le ministère sacré ; les uns combattent avec le fer, les autres luttent avec le verbe’ : de façon intéressante, Duby parle bien de la distinction entre ‘autorité’ et ‘puissance’ (donc pouvoir) entre le spirituel et le temporel. Et, comme tous les laïcs ne sont pas des militaires, la bifonctionnalité présage déjà de la trifonctionnalité, au fond. C’est donc un développement assez naturel, au fond. Au passage, on voit tout le parti pris de Duby, qui commente que la société médiévale est séparée en deux catégories : les ‘esclaves’, et les ‘maîtres’, les premiers ayant peur des seconds et ployant sous leur joug – tout ça suite à ‘un choix arbitraire de Dieu’. ‘L’ordre est ainsi le fondement sacralisé de l’oppression’. Vous voyez pourquoi je n’aime pas du tout l’auteur ?

Bref, cette idée de tripartition existe en ferment depuis le début du Moyen Âge (bien que sa formulation explicite et sa structuration datent du milieu du XIème siècle), et durera largement jusqu’aux années 1700. Cette notion, au fond, est profondément inégalitaire. Mais elle part du principe que, pour qu’il y ait une société ordonnée, il faut nécessairement que les uns commandent et que les autres obéissent. L’ordre, bien sûr, vient d’en haut : il se manifeste par la hiérarchie. Cette inégalité, après tout, est inhérente à la Création : les Anges eux-même ne sont pas répartis selon une hiérarchie spéciale ? Elle est en quelque sorte voulue par Dieu. Oh, bien sûr, cette répartition en trois ordres, en trois ‘voies’ n’est pas la seule façon d’organiser les sociétés qui existe. Simplement, c’est la bonne façon d’organiser la société. ‘L’harmonie de la création résulte d’un échange hiérarchisé de soumissions respectueuses et d’affections condescendantes’, dit Duby. Compensation, réciprocité, charité : après tout, nous sommes bien une grande famille. Il est aussi intéressant de voir que cette triplicité de fonctions est présentée comme existant ‘dès l’origine’, de l’humanité telle qu’elle existe ‘au Ciel’ : ça rappelle quelque peu la théorie des trois gunas (évidemment, comme c’est de christianisme dont on parle, cette hiérarchie s’établit par le degré de péché des uns et des autres). Il ne semble pas que les femmes soient concernées par cette organisation, cependant : c’est plus vu comme un truc de bonhomme, en définitive.

Les premières formulations du concept de ces trois fonctions du genre humain remontent au tout début du Moyen Âge, mais c’est vers l’an 1000 qu’on commence réellement à théoriser de façon explicite la trifonctionnalité. C’est l’époque de la paix de Dieu, où le monde occidental commence à se stabiliser après une série d’invasions, de guerres civiles franques et, il faut bien le souligner, d’une ère glaciaire (le règne de Charlemagne a été marqué par une glaciation considérable). La société chrétienne commence à s’organiser, et les évêques se mettent à discuter et discourir sur la forme idéale de gouvernement.


L’Église, ses devoirs et occupations


Le terme ‘orare’, qui a donné ‘oratores’ (pour le clergé) implique à la fois le concept d’oraisons, mais aussi celui d’orateur. L’évêque, ce n’est pas seulement celui qui effectue les rites, c’est aussi celui qui prêche : c’est un personnage public qui doit mener ses ouailles au salut, il a donc intérêt à être convainquant ! De manière générale, les évêques sont les gardiens de l’ordre divin, donc de l’ordre social, donc de la paix : les trois concepts étant intrinsèquement liés (ça explique sans doute pourquoi les évêques dépeignent régulièrement leurs adversaires politiques comme étant littéralement les suppôts de Satan voire l’antéchrist lui-même). Ce n’était pas qu’une vue de l’esprit : à cette époque, celle de la Paix de Dieu, on n’hésite pas à rassembler tous les nobles, notables et compagnons de la région dans une prairie et à leur faire prêter serment collectivement sur des reliques si on a de bonnes raisons de croire que certains barons vont troubler la paix. Ce n’était pas des paroles en l’air, puisqu’on accordait une telle importance aux serments qu’on hésitait à les prendre de peur de les violer. Il paraît que Charlemagne en personne (et il était TOUT LE TEMPS cité comme exemple à émuler) avait déconseillé de prêter serment, sauf dans trois circonstances : Pour se lier au Roi, pour se lier à son seigneur, et enfin dans une assemblée de justice… Encore qu’il y avait peut-être des raisons politiques : on n’a pas envie que des factieux jurent de mener leur projet à bien, parce que ça les inciterait à ne jamais se rendre.

Exemple du caractère public et ‘théâtral’ des interventions des évêques : les procès pour hérésie étaient chose publique, et choses ritualisées. Les déviants sont emprisonnés le soir du jeudi (jour où Jésus a été trahi par Judas) ; et le procès (donc la vérité) a lieu dimanche, jour de la résurrection du Christ. Exemple d’hérésie : refus des sacrements (en partant du principe que, étant donné à tous par des gens de vie reprochable, il de doit pas contenir beaucoup de saint-esprit : on ne comprend pas la nécessité de l’église ni son utilité réelle), refus de la dévotion aux saints (sauf apôtres et martyrs), etc. Ils sont souvent eux-même des ascètes, mais ils ne croient pas en ce que prêche l’église. Le procès prend alors l’allure d’un sermon, d’une harangue publique où on explique point par point ce qui ne va pas dans la doctrine des hérétiques. Elle se termine, heureusement, par leur abjuration et leur retour en communion avec l’Église.



De manière générale, il semble que beaucoup de mouvements en tout genre, à l’époque, soient pris dans une sorte de vague de puritanisme : toute chose dans ce monde vient du diable, no fun allowed, etc. Et que les seuls vrais purs, ce sont ceux qui se mortifèrent et vivent comme des ascètes. L’Église trouve cette vision très insidieuse, puisqu’elle sous entend qu’on n’a pas besoin d’elle (ni des Rois, d’ailleurs), donc que de telles opinions risquent de perturber l’équilibre de l’univers. Et, à vrai dire, ce genre de conceptions déborde même un peu sur les abbayes: il existe des différences de conceptions assez nettes entre la perspective des moines et celles des prêtres. En effet, les moines restent des laïques, puisque la plupart d’entre eux ne sont pas ordonnés ; et cela cause apparemment un certain nombre de conflits de perspectives : les moines ont la sale tendance à vouloir étendre leur modèle ascétique au reste de la société, ce que les évêques n’aiment pas du tout et voient comme une invasion des prérogatives du sacré par des laïcs. Sans doute parce que le monachisme absorbe une grande partie de la foule de mouvements millénaristes de l’époque (donc des hérétiques potentiels ; c’est une sorte de soupape qui permet à la pression ‘réformiste’ et ‘apocalyptique’ de sortir on va dire). Les moines ont typiquement tendance à hiérarchiser les mérites en utilisant le sexe comme critère principal : les meilleurs sont les vierges, ensuite viennent les continents, et enfin viennent les autres, souillés par l’acte sexuel. Sérieux les chrétiens c’est quoi votre problème, vous êtes sacrément obsédés avec ça c’est quand même dingue. Bref, les évêques n’aiment pas ça du tout puisque les moines ont non seulement tendance à se placer en dehors de la juridiction des évêques (voire même à s’estimer supérieurs à eux!), et à prétendre régenter les Rois. Et tout ça alors qu’ils ne font même pas vraiment partie de l’Église, puisque n’étant pas ordonnés : peut-on même les considérer comme des oratores ? Les discussions entre moines et prêtres sur la place des uns et des autres furent bien nombreuses, au Moyen-Âge.



Le Roi, sa fonction, et ses compagnons


Il est parfois juste de punir, et parfois juste de mener les guerre : mais à la seule condition qu’on ne le fasse correctement. C’est donc l’apanage d’une élite - les Rois, dont le glaive est donné par les évêques et qui sont des envoyés du Christ pour établir Son règne sur terre. Mais il est intéressant de remarquer qu’au début, ce concept de guerriers au service de l’Église ne s’applique qu’au Roi et à ses proches compagnons.



En effet, les invasions et le chaos laissé dans le sillage des diverses invasions et guerres civiles des IX et X ème siècles ont eu tendance à laisser une foule de combattants en rupture de ban, donc un tas de gens armés et sans travail, plus ou moins hors-la-loi. Duby dit que le phénomène des barons voleurs est assez répandu : très honnêtement, je ne suis pas sûr qu’il l’ait été dans les proportions qu’il décrit ; mais je veux bien croire que les individus armés qui vagabondaient dans les rues aient été un problème. En tout cas, il est intéressant de remarquer que ces guerriers de la justice, les ‘bellatores’, désignaient en fait dans l’esprit d’un certain nombre d’écrivains de l’époque les Rois et leurs compagnons les plus directs, soit un nombre fort restreint d’individus. Ce n’est pas une justification d’exactions commises par tous ceux qui ceignent l’épée. Au début, un certain nombre d’ecclésiastiques sont même réticents à voir dans les chevaliers ces guerriers du Christ : on raisonne encore sur un modèle relativement centralisé, et on a peur que si on légitime le port des armes en dehors du strict cadre de l’armée royale, on risque le débordements que j’ai évoqué plus haut. On peut certes y admettre des princes - ces dépositaires de la puissance publique ; mais peut-on vraiment y admettre le soldat ?

Le Roi a donc un rôle particulier, et il est véritablement donc le médiateur entre la Cité terrestre et la Cité céleste, le seul noble dont l’impulsivité naturelle ne l’empêche pas de pratiquer certains rites ecclésiastiques. Il est d’ailleurs intéressant qu’on se base ici sur le symbolisme de la Croix : le Roi est à la limite qui sépare deux ‘axes’ puisqu’il est sacré comme les prêtres et qu’il rassemble chaque printemps les guerriers, à la limite du visible et de l’invisible, la clé de voûte de l’architecture de l’univers etc. C’est pour ça que les évêques siègent à droite du Roi, et les nobles à sa gauche. Il y a d’ailleurs un fond de mandat du Ciel là-dedans : la société étant comme un corps, si le Prince est bon, alors tout ira bien ; mais si il ne l’est pas, il conviendra peut-être de s’en débarrasser...

D’après Duby, on considérait que la famille royale porte dans son sang des qualités intrinsèques. C’est un peu comme si leurs gènes permettaient une meilleure communication avec Dieu, qu’il était porteur de pouvoirs intrinsèques. Le Roi est donc en quelque sorte un évêque par nature, encore que ce potentiel ne se réveille que lorsqu’il reçoit une ‘ordination’ qui lui est propre : le sacre, qui permet de libérer son potentiel. Il est intéressant de noter que, d’après l’auteur, le Roi était mis au même rang que les évêques (c’est les clercs qui le disent) ; seulement, son ordre est celui des gens turbulent, distrait qu’il est par la chose militaire (c’est donc un des bellatores) : il est en quelque sorte à mi-chemin des évêques et des guerriers. Il est un sage parmi les ‘jeunes’ (donc les nobles), et un jeune impétueux parmi les ‘vieux’ (les sages, donc les clercs), qui doivent donc faire preuve de pédagogie pour qu’il comprenne pleinement les vérités supérieures qu’il perçoit confusément. Ses qualités intrinsèques lui permettent d’entrevoir les vérités d’ordre supérieures, mais là où les clercs ont la vue nette, le Roi est en quelque sorte myope. La fonction du Roi n’est donc pas pleinement laïque, ni même juste sacralisée : elle est presque cléricale de nature.


Comme son sang est de nature sacrée, il a le devoir de le propager, et, à terme, de diffuser cette espèce de sagesse innée parmi la noblesse, qui deviennent en quelque sorte ses parents éloignés (il a donc cette tâche en plus, que les évêques n’ont pas – après tout l’état marital est la norme pour ceux qui ne relèvent pas du clergé). Il est le petit frère des évêques, mais le père responsable des nobles (qui sont souvent présentés comme des sortes de bourrins un peu juvéniles, mais pleins de bonne volonté). Vous voyez le genre. Ce qui sous-entend donc que le Roi doit être strictement encadré par les évêques, ses pairs plus matures : il lui servent à ne pas s’égarer, pour que les nobles puissent en faire de même par la suite. Duby le dit fort bien : ils doivent lui révéler les principes de son action temporelle, l’arrière plan qui ordonne la société humaine. Les oratores et les bellatores sont, au fond, les dépositaires de ce qui constitue principiellement une unique fonction : les uns administrent la Jérusalem Terrestre, les autres participent à la Jérusalem Céleste – les deux cités n’était, au fond, qu’une ; et elles sont amenées à fusionner à la fin des temps. Les prêtres se recrutent par paternité spirituelle, les bellatores par paternité littérale.
 

Tigrou

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Le huitième péché a, avec le temps, été fusionné avec cet autre péché oublié qu'est l'acédie, et qui a par la suite été remplacé par la paresse. On peut d'ailleurs remarquer le même point chez les habitants de la perfide Albion : le péché de paresse se dit sloth, et non laziness, ce qui est la marque d'une distinction ancienne. À mon avis, on aurait tort d'analyser le péché de tristesse seulement à la lumière de ce que ce mot évoque pour nous. Nous devrions le replacer dans le cadre plus large du péché d'acédie, qui semble si difficile à saisir...

Sur l'origine des trois ordres, j'aimerais citer plusieurs éléments. Tout d'abord, il y a chez certains anthropologues (en particulier Dumézil) l'hypothèse d'une "tripartition indo-européenne", qui serait typique des sociétés de cette aire culturelle. Cela me fait penser que l'on trouve peut-être des préfigurations de cette division dans les droits coutumiers des différents peuples européens de la Chrétienté ; c'est une hypothèse à vérifier. Une autre hypothèse qui pourrait être faite, ce serait une influence platonicienne. Tu n'es pas sans savoir que les Néoplatoniciens et les Chrétiens se sont particulièrement bien entendu, et tu sais aussi certainement que Platon préconisait une telle division de la société en trois, sur une base crypto-hindoue à base de "types d'âmes". J'ajouterais également que la bipartition de la royauté et du sacerdoce existait déjà chez les Hébreux. Typiquement, Jacob (le clergé) se retrouve à devoir assumer les fonctions de son frère Ésaü (la noblesse), car ce dernier a fait une union interraciale. Que le Christ soit prêtre et roi se justifie par le fait qu'il descende du roi David, et qu'il soit prêtre de l'ordre de Melchisédech, ce qui montre la séparation des fonctions chez les Juifs.

Autre note au sujet des trois ordres : ils étaient liés à ce que l'on appelle "l'organicisme", c'est-à-dire la vision de la société comme un super-organisme. On retrouve ça aussi dans les castes hindoues, où les varnas sont comparées à diverses parties du corps.

"il ne semble pas que les femmes soient concernées par cette classification" → Dans mes recherches sur l'histoire des exercices physiques, j'étais tombé sur une petite anecdote. Un chevalier qui se marie à une roturière n'a plus le droit de participer aux tournois. S'il essaye d'y participer quand même, et se fait prendre, il sera puni par la destruction de ses armes. (Pour ceux que ça intéresserait, c'est dans From ritual to record.) J'imagine que je n'ai pas besoin de rappeler l'existence des nonnes. Bref, la séparation en ordres semble également s'appliquer aux femmes.

Les moines puritains, j'avoue que je ne m'y attendais pas. Je me représentais plutôt des moines bons vivants respectant assez peu les interdits théoriques censés les frapper. :srx:

À propos du rôle du Roi, je vais citer un site parlant d'Alexandre : "En plus de ses tâches militaires et administratives, le monarque perse était investi d’une mission religieuse qui en faisait une « ziggourat humaine », un point de jonction entre la terre et le ciel. Il devait veiller à ce que le monde d’en bas ne s’écartât pas du monde d’en haut et conservât avec lui toute la similitude possible. Tant que les liens qui unissaient ces deux mondes demeuraient étroits, l’empire était puissant. Dès qu’ils se distendaient, l’empire était menacé." Plutôt bon site d'ailleurs (même s'il ne parle hélas pas du roman d'Alexandre), je recommande. :oui:

Les bandes de guerriers ont effectivement été un problème très sérieux à certaines époques. On pourrait peut-être faire un parallèle avec le fait que les grandes mafias du XXe siècle étaient constituées de vétérans des guerres mondiales ? En tout cas, c'était le cas des "bandits de grands chemins" et tout ça. Je ne sais pas à quel point Duby exagère ; il me semble bien que ça a été LE principal problème social pendant une certaine période du Moyen Âge. C'est notamment lié à l'idée que l'on utilisait des armées mercenaires (comme dans ck2 lol). Une fois la guerre terminée, les mercenaires se reconvertissaient en bandits. La transition vers des armées de métiers est souvent considérée comme l'un des aspects de la transition féodalité → ancien régime, notamment compte tenu du renforcement du pouvoir royal que cela impliquait.

Sur le sang royal, cela n'a rien d'étonnant. Les Mérovingiens ne descendaient-ils pas d'une bête de Neptune ? :noel: Le monde traditionnel reconnaissait la force du sang en général, d'où l'hérédité des castes. Tout comme le forgeron a, dans son métier, un "droit divin" comparable à celui du Roi dans le sien, sa vocation est de même l'expression d'une forme de génie héréditaire. Voir à ce sujet, Julius Evola, "L'affaiblissement des mots", dans L'Arc et la Massue : l'un de ses principaux reproches est la perte de l'aspect héréditaire (il dit "organique" ; à rapprocher de l'organicisme) de nombreux termes du langage courant.

D'ailleurs, au temps pour ceux qui croiraient voir dans les époques prémodernes des paradis antiracistes. Dans un monde où l'hérédité joue un tel rôle, si la race n'existe pas, il faut l'inventer !
 

Valyrian

Pilier
Notes sur 'Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme' de Georges Duby - Partie II

Suite de la compilation de mes notes sur le livre de Duby. J’ai sauté un certain nombre de parties ; sur lesquelles je reviendrais peut-être ultérieurement si jamais j’ai la motivation de les lire. Mais ces deux pavés couvrent environ les deux tiers du livre ; quelque chose comme 250-300 pages. Vous imaginez bien que ce n’est pas très exhaustif, mais si ça vous intéresse vraiment vous pourrez toujours vous y reporter !

Avant d’embrayer sur la suite, j’ai relevé deux points intéressants que je n’ai pas réussi à caser ensuite, donc je les pose là en vrac.


-Chez certains auteurs, on parle de l’homme comme ‘moyen terme’ entre la terre et le ciel. La fameuse grande triade chinoise, au mot prêt. Ce n’est sans doute pas très surprenant au fond, mais j’ai trouvé intéressant qu’on retrouve cette formulation de façon explicite.

-Il paraît que les francs aimaient beaucoup Saint Denis l’Aéropagite (après tout, leur mausolée est placé dans la basilique de Saint-Denis) : c’est un peu le saint patron de leur synastie. Je trouve ça intéressant, puisque pour autant que je sache, Saint-Denis est l’un des plus ‘mystiques’ des Pères de l’Église. C’est de lui (ou, du moins, ce qu’on attribue à lui) que vient une bonne partie de la justification de la hiérarchisation sociale, et ce alors qu’il ne parle pas spécialement de société. Mais même les anges sont hiérarchisés (les Chérubins, les Séraphims, les Trônes), chacun faisant filtrer un peu de lumière divine aux degrés suivants : pourquoi pas les hommes ?

Citations de pseudo-Denys : « le but de la hiérarchie est, autant que possible, l’assimilation et l’union en Dieu » ; « La hiérarchie, ordre sacré, est une science et une force en action qui porte les êtres, autant qu’il leur est possible, à la ressemblance divine et qui, par les illuminations divines, les élève, dans la mesure de leurs forces, à l’imitation de Dieu » : la hiérarchie est vue comme moyen et base du travail d’union à Dieu.


La place du Roi et la chevalerie

Depuis les carolingiens, l’autorité royale s’est graduellement érodée : tout le Sud du Royaume devient un pays de princes, un pays presque sans Roi, qui est graduellement confiné à Paris en terme d’autorité effective. Après tout, au début de la dynastie capétienne, on n’est pas loin de les considérer comme des usurpateurs chez un certain nombre de seigneurs (certains carolingiens vivent encore, rappelons-le!). On tente tant bien que mal de regagner de l’influence en Flandres, Bourgogne, Champagne, mais les princes locaux sont quelque peu réticents à l’affaire. Pendant l’an 1000, on a encore de grands ducs, comtes, princes et évêques qui se déplacent pour entendre le Roi discourir de la paix et des affaires du royaume, mais 30 ans plus tard, beaucoup moins. Le Roi se met à ressembler à un prince pas si différent de ses subordonnés. En parallèle, on commence à fortement inciter les combattants (et non plus les seuls princes) à émuler ce modèle du gardien de la justice (les chansons ‘moralisatrices’ insistent plus sur leurs devoirs judiciaires que guerriers d’ailleurs), donc on a rapidement l’instauration des institutions féodales ‘classiques’ ; où même les chevaliers reçoivent une partie des attributions royales de défense de l’ordre, de la veuve et de l’orphelin, etc. D’ailleurs, dans les poèmes sur la royauté idéale, on voit bien le Roi soucieux du sort de ses paysans, qu’il prend en pitié (il est le ‘miséricordieux ministre de la miséricorde divine’), contrairement à un parvenu qui les méprise (c’est le texte qui le dit!). Le Roi, se rendant compte que son repas a été acquis par les fruits de la rapine face à des paysans miséreux, s’empresse de les dédommager et de corriger cette erreur. Ça rejoint ce que je disais dans un pavé précédent ; que le mépris de ses administrés est à mille lieux de la mentalité médiévale, et on ne l’encourage certainement pas.

Cette évolution conduit assez rapidement les chevaliers à être ordonnés, tout comme les prêtres : on devient chevalier après une série de rites et de serments (et c’est pour ça qu’on parle bien de trois ordres, qu’on ne rejoint pas automatiquement par la naissance). Ce n’est pas une façon de parler : rejoindre la chevalerie est définitif, comme le fait de rejoindre les prêtres : c’est un rite très important et ce n’est pas exagéré de parler d’ordination, comme je l’ai fait plus haut. C’est un peu une version allégée du sacre ; après tout, la vraie intronisation dans la chevalerie était à l’origine décernée par un prêtre, comme le sacre et le couronnement impérial : on voit bien d’où vient le pouvoir. Il est d’ailleurs amusant de remarquer que, par retournement, on en vient à se demander si le Roi est réellement spécial ou s’il n’est finalement que le premier des chevaliers, primus inter pares et compagnie. Bon, on reste quand même dans l’idée qu’il a une fonction spéciale, ne serait-ce que parce qu’il jour le rôle d’arbitre et qu’il dialogue régulièrement avec les autres ordres.

Néanmoins, il ne faudrait pas croire que ceux qui adoptaient ce modèle de la trifonctionalité n’avaient aucune interprétation subversive de celui-ci. Duby analyse un poème écrit pour un Roi anglais sur les trois ordres, et remarque qu’il y a une différence sémantique assez importante avec le modèle d’origine : le Roi n’est pas inclus dans cette tripartition des rôles. Ce que je veux dire, c’est que le Roi est vu comme l’arbitre du système, donc il est implicitement placé au dessus. C’est une différence sémantique importante : le modèle des trois ordres est ici vu comme servant le Roi plutôt que d’être une description de la ‘nature’ des hommes. Les trois ordres sont alors presque réduit à des services de cour : la direction de la messe, le service militaire et le paiement d’impôts ; ce n’est plus un modèle visant à expliquer universellement le fonctionnement de la société humaine et à décrire les obligations réciproques, Rois compris. Je ne sais pas à quel point cette interprétation est tirée par les cheveux, mais vu le genre de textes qui resurgissent parfois (par exemple les chevaliers qui considère que c’est eux l’ordre le plus important, sans qui il n’y a pas de paix et qui possèdent tous du sang sacré, et qui sous-entendent que les deux autres ordres doivent subvenir à leurs besoins, physiques et spirituels), ça ne me surprendrait guère.


Modèles concurrents


Le développement du thème de la trifonctionalité ne s’est pas fait sans accrocs ni résistances dans la société médiévale. On a une série de groupes qui ont des raisons diverses de s’opposer à cette conception de l’organisation sociale, qu’on accuse régulièrement de rajouter du désordre sur le chaos ambiant ; on les accusait de vouloir précipiter l’apocalypse alors que l’heure n’était pas encore venue. Oh, ce n’était pas une épidémie, mais il ne faudrait pas croire à une réception unanime de ces thèses.

Déjà, on a ceux qu’on pourrait grouper dans la case ‘hérétiques’, qui se répandent en France du Nord de manière diffuse au sein de diverses villes. Comme souvent dans ce genre de cas, l’hérésie est propagée par certains membres du clergé qui adhèrent avec ces conceptions ; parfois des théologiens assez talentueux : les polémiques des uns et des autres prennent souvent la forme de discussions assez subtiles sur des points précis de la doctrine.

Un thème revient au final assez souvent : il n’y a pas besoin de formes rituelles (donc d’intermédiaires) pour communiquer avec le divin. Il s’agit d’individus qui sont opposés aux rites, donc à l’église, les sacrements et des reliques (ce qui n’était pas aidé par les trafics divers de reliques qui avaient cours à l’époque). Ils sont en général fans d’ascétisme, anti-sexe (surprenant), anti-fastes, c’était presque des anarchistes politiquement puisqu’ils avaient horreur du sang et considéraient que comme la chair est une illusion, ce n’est pas la peine de faire attention aux distinctions entre les individus : pas besoin de différences entre les hommes et les femmes, par exemple. Leur idée, c’est de retrouver une sorte de paradis perdu, où tout le monde retrouve un état angélique dans une concorde universelle où tous les chrétiens adoptent le monachisme. De façon assez curieuse, ils ne semblent pas être strictement égalitaires, puisqu’ils se reconnaissent des chefs et une certaine ‘gradation’ dans les mérites. En tout cas, c’est assez amusant de voir l’église faire l’apologie de la sexualité (union de l’homme et de la femme) pour les dissuader et les contredire.


Ensuite, en terme de ‘modèles’ différents provenant d’inspirations religieuses, on a aussi les évêques qui prennent l’effacement du Roi comme un fait accompli et choisissent de substituer l’Église à la figure royale. En fait, c’est le même modèle de la trifonctionalité, à ceci près que le Roi n’est plus là et que pour le remplacer, on a des interventions des évêques dans la vie politique (voire militaire!) pour régler les problèmes liés à la noblesse (on est alors en plein effort de moralisation de la chevalerie : celle-ci implique un code de comportement strict, celle-ci implique des devoirs en plus des droits, etc). Bien sûr, certains évêques en refusent la possibilité : leur rôle est de prier, et ils n’ont pas à se mêler du siècle pour ce qui relève des prérogatives des nobles. Mais en tout cas, ce courant de pensée du gouvernement des évêques existe. Cette tendance est plutôt décentralisatrice, et, ironiquement, n’est pas forcément si favorable que ça au mouvement de la Paix de Dieu (parce qu’elle implique que tous prêtent les mêmes serments de manière uniforme, ce qui est peut-être utopiste).

Le dernier courant « d’opposition » provient principalement des institutions monastiques. Elles se voient généralement comme les têtes de pont du Royaume du Ciel sur terre, des îlots de pureté dans l’océan de péché et qui ont bien l’intention de se débarrasser de la tutelle administrative et fiscale de clercs un peu trop encombrants (et qui vivent du siècle, alors qu’eux-même vivent du ciel ; c’est d’ailleurs paradoxal pour eux de vouloir modifier la société à leur image). Il faut dire qu’en ces temps de millénarisme, le monachisme est fort populaire et les monastères poussent comme des champignons : même des grands féodaux en fondent et jouent les mécènes (probablement en partie pour bénéficier d’une perspective religieuse différente de celle du clergé locale). Cela réhaussait d’autant plus leur légitimité religieuse que les exhortations des moines à une vie plus pieuse trouvaient des échos favorables chez beaucoup de monde : ils possédaient une certaine aura procurée par leur ascèse (et peut-être autre chose : Guénon mentionne que Saint-Bernard était un grand fondateur de monastères…), qui faisait que beaucoup de laïcs voulaient les écouter. Combien de princes, en fin de vie, se retirent dans un monastère ? Et combien qui suivaient les recommandations des moines tout au long de leur vie ? Certes, les princes n’étaient pas sacrés, mais ils imitaient les saints hommes, ne bénéficiaient-ils pas eux aussi d’une certaine sacralité en étant humbles, pieux, chastes ? Bien sûr, les évêques n’aimaient pas ça : ils y voyaient une double usurpation, celle de l’ordre ecclésiastique par des moines laïcs, et celle de la fonction sacrée royale par les princes. J’en profite pour signaler que les prêtres n’hésitaient pas à sermonner le Roi qui se montrait trop pieux : certes, il procède des deux natures d’orator et de bellator, mais il reste principalement un guerrier ; et à trop se prendre pour un prêtre ou un moine, les fortunes de l’État risquent bien de dépérir.
 

Tigrou

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Citations de pseudo-Denys : « le but de la hiérarchie est, autant que possible, l’assimilation et l’union en Dieu » ; « La hiérarchie, ordre sacré, est une science et une force en action qui porte les êtres, autant qu’il leur est possible, à la ressemblance divine et qui, par les illuminations divines, les élève, dans la mesure de leurs forces, à l’imitation de Dieu » : la hiérarchie est vue comme moyen et base du travail d’union à Dieu.
Ses hiérarchies angéliques sont clairement un cadre initiatique. D'ailleurs, les milieux initiatiques sont toujours hiérarchisés ; cf. Guénon sur la hiérarchie initiatique.

on devient chevalier après une série de rites et de serments (et c’est pour ça qu’on parle bien de trois ordres, qu’on ne rejoint pas automatiquement par la naissance)
Voir aussi : rites de deuxième naissance chez les trois castes supérieures en Inde.

Ce que je veux dire, c’est que le Roi est vu comme l’arbitre du système, donc il est implicitement placé au dessus. C’est une différence sémantique importante : le modèle des trois ordres est ici vu comme servant le Roi plutôt que d’être une description de la ‘nature’ des hommes. Les trois ordres sont alors presque réduit à des services de cour : la direction de la messe, le service militaire et le paiement d’impôts ; ce n’est plus un modèle visant à expliquer universellement le fonctionnement de la société humaine et à décrire les obligations réciproques, Rois compris. Je ne sais pas à quel point cette interprétation est tirée par les cheveux, mais vu le genre de textes qui resurgissent parfois (par exemple les chevaliers qui considère que c’est eux l’ordre le plus important, sans qui il n’y a pas de paix et qui possèdent tous du sang sacré, et qui sous-entendent que les deux autres ordres doivent subvenir à leurs besoins, physiques et spirituels), ça ne me surprendrait guère.
Le Roi comme arbitre, on a ça dans la vision royaliste des trois ordres comme constituants des États Généraux, que président le Roi. Typique de la centralisation absolutiste modernisante.

Les nobles qui se considèrent comme l'ordre le plus important, c'est à rapprocher de la querelle des guelfes et des ghibelins, qui est une forme typiquement médiévale de la révolte des Kshatriyas.
 
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